N.B. : Cet article est le quatrième d’une série consacrée au récit d’un séjour en psychiatrie à Berlin (retrouvez les précédents ici, ici et ici). Elle n’a pas l’ambition de donner une vue d’ensemble ni une analyse du système (allemand) actuel, mais se veut le témoignage d’un séjour riche en apprentissages et en expériences diverses et variées.
Je suis restée six semaines au service 21. J’y ai suivi un programme relativement intense de thérapie, en intégrant un programme extrêmement moderne, qu’on ne trouve que dans deux services en Allemagne : le programme de psychothérapie interpersonnelle (IPT), qui a contribué à me remettre sur pieds. Je m’en rends compte à présent que je suis sortie et que j’ai retrouvé ce que nous appelions, au service, « le monde réel ».
Se remettre en mouvement
Une des questions qui revenait le plus dans mon entourage, au début de mon hospitalisation, était : « Et qu’est-ce que tu fais, toute la journée ? » « Je me retape », répondais-je. Et effectivement : tous les jours de la semaine, à sept heures, une infirmière faisait la tournée des chambres, ouvrait grand la porte, puis te disait – toujours sur le même ton enjoué, qu’importe l’infirmière qui s’en occupait – un grand et enthousiaste « Guten Moooorgen ! » (« Bonjour ! »). Puis elle refermait la porte, et passait à la chambre suivante. Elle repassait ensuite toutes les demi-heures, jusqu’à ce que tout le monde soit levé.
Obligée donc de quitter mon lit tous les matins dès sept heures (à neuf heures voire neuf heures et demi le week-end, grand luxe), je pris assez vite, une fois les effets secondaires plus ou moins disparus, mes habitudes : réveil à sept heures, une douche, un café, et je partais, livre sous le bras, tasse de café dans la main, paquet de cigarettes dans la poche, lire au soleil au bord du canal ou dans le jardin de la clinique. J’y restais jusqu’à neuf heures.
C’est alors que le programme de thérapie de la journée commençait. Tous les jours, une demi-heure de gymnastique, souvent dès neuf heures, parfois en début d’après-midi. La thérapeute, surnommée Mme Robot par nos soins, était une vraie machine. Chaque jour, avant notre arrivée, elle mettait un disque : de la pop souvent, du reggae parfois, et nous faisons nos exercices en rythme.
Enfin… nous tentions de faire nos exercices. Parce que la première fois que tu te retrouves là-bas, tu vois surtout Mme Robot qui s’active, faisant les exercices deux fois plus vite que tout le monde, tout en décrivant dans le détail (et en allemand) les mouvements qu’elle était en train d’effectuer. Il m’a fallu cinq jours pour m’habituer à son rythme endiablé et me souvenir de tout le vocabulaire en allemand du corps que j’avais appris en primaire et pas revu depuis.
Je l’ai remerciée en partant, parce que, si au début je souriais gentiment en apprenant que j’allais faire une demi-heure de gymnastique tous les jours et que ça allait être difficile – j’avais fait beaucoup de sport pendant quinze ans, on ne me la faisait pas à moi – quelques jours et beaucoup de courbatures plus tard, je suis revenue sur mon sourire et mes a priori : oui, trente minutes de sport par jour peuvent changer beaucoup de choses. Et pour moi et tou·te·s mes copain·e·s de la station, c’est vite devenu un moment incontournable de la journée.
Tout simplement parce que le sport nous faisait nous sentir vivant·e·s. Et c’était une sensation que nous avions oubliée. En effet, la dépression – ainsi que le burn out, parce que j’ai eu la joie de cumuler – lorsqu’elle est assez ou très sévère, te fait oublier qui tu es, et a fortiori ce que tu fais dans ce monde où d’un seul coup tu ne te sens pas à ta place, et te fait te demander comment tu as pu un jour t’y sentir à ta place.
Les groupes de parole salvateurs
Dans le programme IPT, une bonne partie des heures de thérapie était consacrée à des groupes de paroles. Nous avions trois modules, et en changions toutes les deux semaines : « changement de rôle », « solitude persistante » et « conflits interpersonnels ». La plupart du programme était consacrée à ces trois modules.
Le but était double : d’une part nous donner des clefs afin de comprendre nos schémas de pensée et d’action ; et d’autre part nous permettre de nous exprimer, en groupe, et par là nous permettre de confronter nos expériences individuelles, afin d’en dégager des similitudes, de briser le cercle vicieux de ce sentiment de solitude (« personne ne peut me comprendre ») et de glaner des conseils fournis entre autres par les patient·e·s un peu plus expérimenté·e·s dans le domaine.
Ces séances-là ont été salvatrices. J’y ai compris que je n’étais pas seule, ni dans ma situation du moment ni tout court. J’y ai appris à repérer et comprendre les symptômes de la dépression, et par là même à les relativiser. Cela m’a fait du bien : oui, j’avais voulu mourir, sérieusement mourir, mais ce n’était pas grave, et quelque part, même ce n’était pas ma faute, puisqu’il s’agit d’un des symptômes pouvant survenir en cas de dépression très sévère. Oui, je n’avais plus d’énergie ni envie de rien, mais ça allait s’estomper progressivement, grâce aux médicaments et à la thérapie, parce que là aussi ce sont des symptômes.
Comprendre, grâce aux séances hebdomadaires de psychoéducation, ce qu’est la dépression, comment elle fonctionne, quels en sont les différents symptômes, comment lutter contre elle pour s’en débarrasser, m’a permis de commencer à remonter la pente, tout doucement. L’expression que nous employions pour décrire ce processus était « baby steps » (« pas de bébé »), parce qu’elle reflétait parfaitement ce que nous traversions : nous remontions la pente (très) lentement, et en même temps nous devions parfois tout réapprendre.
Comprendre puis dépasser ce sentiment (hautement trompeur !) de solitude a également été décisif : une fois ce premier pas accompli (« Ah tiens, je ne suis pas la seule dans cette situation, comme c’est étrange »), j’ai appris à ne pas garder mes pensées, mon malheur et mon désespoir pour moi-même, et à échanger sur ce sujet avec les autres.
C’est ainsi que le groupe de parole a très vite débordé du cadre des séances. En effet, les patient·e·s dans le programme IPT (plus ou moins un tiers des patient·e·s présent dans le service 21) étaient fortement encouragé·e·s à continuer de discuter, en dehors des séances, des thématiques abordées pendant ces dernières. C’est ainsi qu’avec les autres cool kids, qui pour la majorité étaient en IPT avec moi, nous passions des heures à poursuivre la conversation entamée en thérapie. Et c’est également ainsi que nous avons trouvé, par nous-mêmes, des stratégies, qui sont clairement des stratégies de survie, ainsi que des stratégies pour éviter une récidive.
Les séances qui te mettent mal
Mais évidemment, tout n’était pas tout rose. Très vite, je me suis rendue compte qu’une partie du programme de thérapie n’était pas adapté à moi, tout comme une partie des thérapeutes. Quelques jours après avoir commencé l’IPT, je me suis retrouvée en thérapie musicale. Le focus de la semaine étant « changement de rôle », nous avons du choisir un personnage de contes, choisir un instrument qui lui correspondait, puis jouer devant les autres une mélodie correspondant à la fois au personnage choisi, et à la façon dont on s’identifiait à lui. Je suis nulle en musique, et je ne sais pas exprimer mes émotions autrement qu’en en parlant (ou en allant faire la fête, mais curieusement ça ne faisait pas partie du programme). Ça a été un désastre total, la thérapeute nous sortait de la psychologie de comptoir et ne prenait pas en compte le fait que je me sois sentie mal du début jusqu’à la fin.
Je n’y suis plus jamais retournée, même quand la thérapeute appelait le service pour dire que je n’étais pas là (en général je m’éclipsais discrètement de ma chambre pour aller bord du canal ou dans le jardin).
Et puis il y avait l’art-thérapie. Mme K., d’apparence très affable, aurait presque réussi à me convaincre que ce n’était pas grave de savoir dessiner comme un·e gamin·e de trois ans, l’essentiel étant de s’exprimer par le biais du dessin. Sauf que voilà, exprimer mes émotions par le dessin, je ne sais pas faire non plus. Mais je me suis dit que j’avais plus de chances d’y arriver qu’en musique.
Alors, lors de la première séance, lorsque Mme K. nous a dit « Dessinez un changement de rôle, passé ou présent, qui vous a perturbé·e·s ou qui vous perturbe encore ». Après de longue minute à sécher devant ma feuille blanche, je me lance.
Une demi-heure plus tard, Mme K. prend nos dessins et les accroche au mur en face de nous. « Qui veut se lancer pour interpréter les dessins ? » Arrivée à mon dessin, elle bloque. J’avais représenté, en partant de ma situation, la situation des personnes LGBTQ+, ayant sans cesse un pied dans la subculture queer, et l’autre dans le monde cis-hétéronormé. J’y avais représenté différents types de couples et de familles, j’avais mis toutes les couleurs de l’arc-en-ciel dans la partie queer, et seulement du noir et du blanc dans la partie cis-hétéronormée (tout en subtilité, évidemment).
Elle n’a pas compris. Elle a été incapable de dire un seul mot sur mon dessin, et c’est l’autre fille queer du groupe d’IPT qui a interprété le dessin (très justement par ailleurs). C’est d’ailleurs le seul dessin que Mme K. n’a pas interprété ce jour-là.
Me disant qu’elle n’y connaissait probablement rien en théories féministes et queers, j’ai tenté de ne pas lui en tenir rigueur, et j’y suis retournée la fois suivante. De nouveau des dessins sur un thème donné, de nouveau accrochés au mur à commenter. Sauf que voilà, personne n’a parlé. Pendant une bonne quinzaine de minutes, personne n’a décroché un mot pour commenter les dessins des autres. Et Mme K. n’a rien dit non plus. Pendant plus d’un quart d’heure. Se contentant de nous fixer, tour à tour, avec un sourire.
Alors je n’y suis plus retournée : soit elle parlait et nous servait de la psychologie de comptoir – encore pire que celle de l’autre thérapeute – soit elle ne parlait pas et nous pouvions rester de longues minutes dans le silence. Comme pour la thérapie musicale, chaque fois que j’y suis allée, je me sentais plus en en ressortant qu’en y entrant.
Alors j’ai arrêté d’y aller. Et comme l’équipe soignante n’a pas voulu m’en dispenser, j’ai retrouvé mes habitudes développées au lycée : pour sécher intelligemment, il ne faut pas se faire prendre. Donc, à chaque séance d’une de ces deux thérapies, je disparaissais mystérieusement du service et de la clinique, allant dans le jardin de la clinique ou au bord du canal pour lire ou écouter des podcasts féministes. Je me faisais gronder – comme une lycéenne – quand je revenais, mais après tout personne ne pouvait me forcer à y aller, d’autant moins en voyant dans quel état ça me mettait.
Et donc, comme lorsque j’étais au lycée, j’ai personnalisé mon emploi du temps : je suis allées aux thérapies auxquelles j’avais envie d’aller, j’ai séché les autres, et à la place j’ai fait des choses qui me faisaient plaisir.
Et avec le recul je peux dire que c’était un très bon mélange, qui m’a considérablement aidé à commencé à remonter la pente.