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Mon séjour en psychiatrie (3/6)

les autres patient·e·s

Roseaux, magazine féministe  Madeleine Sassi



Cet article fait partie du dossier "Mon séjour en psychiatrie".

N.B. : Cet article est le troisième d’une série (retrouvez les deux premiers ici et ici), consacrée au récit d’un séjour en psychiatrie. Elle n’a pas l’ambition de donner une vue d’ensemble ni une analyse du système actuel, mais se veut le témoignage d’un séjour riche en apprentissages et en expériences diverses et variées.

 

Au début de mon séjour au service 21, je n’ai parlé à personne. Je me rappelle que, lorsque je m’aventurais dans le couloir, on me disait bonjour de manière systématique, parfois même avec un sourire. Les premiers jours, j’ai été incapable de dire quoi que ce soit, ne serait-ce que « bonjour ». Et puis, le temps aidant, j’ai commencé à parler aux autres patient·e·s. Et un nouveau monde s’est ouvert à moi.

 

Choc des cultures

Je ne sais plus avec qui j’ai parlé en premier, ni comment la discussion a commencé. Toujours est-il que, après m’être murée pendant plusieurs jours dans le silence, j’ai très vite noué des liens très forts, et parfois même intimes, avec un certain nombre des autres patient·e·s du service.

Une des premières choses qui m’a frappée au début, c’est de réaliser à quel point nous étions tou·te·s extrêmement différent·e·s et en même temps extrêmement semblables.

Il y a M., l’étudiant en sciences de l’éducation, cliché de l’HSBC, fan de tennis, de Brooklyn Nine-nine, et de l’excellent café situé à deux pas de la clinique.

Il y a J., réfugié camerounais et cuisinier, qui attend toujours la réponse de sa demande d’asile et veut commencer une formation ici et apprendre l’allemand.

Il y a S., qui a quitté le Sri Lanka pour son mari allemand, qui est aussi petite que moi et qui rit aussi fort à tout moment de la journée.

Il y a P., artiste plasticienne, hypocondriaque, qui refuse d’admettre qu’elle a une dépression et qui regarde de vieux films américains.

Il y a G., qui est à quelques années de la retraite, pleine d’énergie, qui habite à deux rues de chez moi et qui a la même philosophie de vie que moi.

Il y a S., un germano-canadien, accro au jogging et au baseball, presque toujours motivé pour faire quelque chose, qu’il s’agisse de sortir fumer, d’aller manger une glace ou de faire du yoga.

Il y a M., qui est devenu expert pour sécher les séances de thérapie qui ne lui plaisent pas, et qui est, comme moi, amoureux de la psychologue du service et du gâteau au chocolat vendu en face de l’excellent café situé à deux pas de la clinique.

Il y a A., travailleuse sociale et mère de famille, à fond dans le végétarisme et les modes de vie alternatifs, mais qui porte toute la charge mentale chez elle.

Il y a R., jeune étudiant en physique, au look de rockeur, qui se débat depuis plusieurs années avec la dépression et un trouble borderline.

Il y a Z., artiste anglaise complètement trilingue, avec qui je peux discuter en français, et qui se retrouve de temps en temps à la clinique lorsque survient un nouvel épisode psychotique.

Il y a E., jeune Autrichienne à Berlin depuis un an, en formation en alternance dans le domaine des soins de beauté, épuisée par la superficialité de ses collègues et par ses problèmes personnels, avec qui je regarde des séries dans notre chambre.

Bien que j’aie eu au début du mal à les nommer ainsi, ce sont bien mes ami·e·s : nous partageons ensemble les bons comme les mauvais moments. Ensemble on va en thérapie, on discute des heures, on fume, on boit (de la bière sans alcool), on se promène, on joue aux cartes, on regarde la coupe du monde de football.

Nous avons tou·te·s des vies extrêmement différentes, mais nous sommes tou·te·s là pour la même raison : la dépression. Et malgré nos différences notables d’âge, de milieu, de travail, de centres d’intérêt, nous passons des heures à discuter, à échanger, à comparer les expériences.

Bref, ensemble nous avançons. Chaque discussion avec une ou plusieurs des personnes listées ci-dessus est un enrichissement incommensurable. C’est assez incroyable de voir que nous nous retrouvons tou·te·s sur tant de points : comment et quand la dépression récidive, le rôle que joue le burn out, cette injonction à tout réussir, les difficultés à évoluer dans la société, un manque général de repères.

Chaque patient·e a tant à apporter aux autres ! Son expérience de vie, certes, mais aussi et surtout son expérience de la maladie. Ensemble nous élaborons des stratégies : comment éviter une récidive ? Comment en reconnaître les signes ? Comment oser demander de l’aide quand ça ne va pas ? Comment réussir à retourner dans le monde extérieur ? Comment réussir à retourner au travail ? Comment sortir du cercle vicieux de la dépression ? Comment annoncer à ses ami·e·s qu’on est en psychiatrie pour un temps plus ou moins indéterminé ?

 

Crises de larmes et câlins (et plus si affinités)

La vie en psychiatrie est bien plus agitée que ce que l’on pourrait croire. Si à mon arrivée au service 21 j’ai eu l’impression d’entrer dans un nouveau monde, dans lequel il n’y aurait que des zombies, cette impression a bien vite fait place à une autre, bien plus plaisante : les gens internés ici veulent s’en sortir. Faire la démarche de venir en psychiatrie est d’ailleurs la première étape vers la guérison.

Je me suis très vite retrouvée à ce qu’on me prenne dans les bras, afin de calmer les crises de larmes qui n’ont cessé de se succéder au début de mon séjour. Puis, une fois que j’ai eu un peu remonté la pente, ce fut mon tour de prendre d’autres patient·e·s dans les bras.

J’ai passé des heures ainsi, à donner et à recevoir des câlins, des caresses affectueuses et des paroles réconfortantes.

Et puis de telles relations peuvent évoluer vers quelque chose d’encore plus intime. Peu de gens ici, au service, sont au courant de la brève histoire que j’ai eu avec un autre patient. Bien que ce ne soit pas interdit, nous avions bien le sentiment de faire quelque chose qui ne serait pas vu d’un très bon œil si l’histoire était amenée à être révélée.

Pendant ces quelques jours qu’a duré cette relation aussi brève qu’intense, j’ai eu l’impression d’être une adolescente en colonie de vacances : les balades au bord du canal, les glaces partagées en regardant le soleil se coucher sur la ville, le dernier bisou avant que les portes de l’ascenseur ne s’ouvrent à notre étage. Les regards entendus que nous échangions lorsque nous nous croisions dans le couloir. Les soirées passées ensemble à dévorer des séries.

Et puis il y a ces autres patient·e·s avec qui la relation, dès le départ ou presque, était plus moins ambiguë. Mes ami·e·s en ont entendu parler, de toutes ces histoires, de tous mes crushs successifs !

Je n’ai pas osé demander au médecin qui me suit si mon retour subit de libido pouvait venir de mon traitement. Alors j’ai décidé de considérer ça comme une pulsion de vie : une fois les idées et pensées suicidaires vaincues, la vie a repris le dessus. Et avec elle, le flirt et les crushs en série, qu’ils soient amicaux, amoureux ou sexuels.

Les autres patient·e·s m’ont montré, chacun·e à leur manière, que la vie valait le coup d’être vécue. Alors oui, dit comme ça, ça peut paraître, au choix, un peu naïf ou un peu cliché. Mais c’est la vérité.

 

Le club des cool kids

Assez vite, une bande s’est formée. Là non plus je ne saurais pas dire comment ça a commencé. Toujours est-il que de fil en aiguille nous étions un certain nombre à nous retrouver ensemble dehors à fumer, avant et après les séances de thérapie, le matin avec notre café fumant, après manger, le soir en regardant le soleil se coucher.

Et puis il y a eu la formation de la chambre des cool kids. Après un premier déménagement effectué à ma demande, je me suis retrouvée de nouveau dans la première chambre où j’avais dormi les deux premières semaines. Mais cette fois, je m’étais arrangée pour constituer la chambre à ma convenance. Et c’est ainsi que je me retrouvai avec A. et E., deux filles adorables avec qui nous avions des discussions enflammées à tout moment de la journée.

La chambre 10 est très vite devenue le repaire des autres cool kids du service : c’est là que notre groupe se retrouvait pour échanger des ragots, pour préparer la soirée surprise de départ de l’un·e des nôtres (en général un repas, une carte et des fleurs et/ou un gâteau), pour aller fumer ensemble.

C’est même là que l’infirmière stagiaire de la station venait écrire des textos qu’elle n’étais pas censée écrire pendant son service. C’est elle aussi qui, plusieurs fois pendant son service, passait la tête par la porte, me faisait un signe, et nous nous retrouvions une minute plus tard devant l’ascenseur. Au début, le plan était d’aller fumer ensemble sans que cela se sache (trop). En effet, en psychiatrie (allemande en tout cas) il y a des règles assez strictes sur les rapports entre patient·e·s et personnel soignant. Et puis, de fil en aiguille, à force de parler de politique, de thématiques queers et féministes, nous nous étions tellement rapprochées, et les autres infirmières ayant compris le truc, nous partions à plusieurs pour aller fumer avec elle.

La bande des cool kids, ce sont aussi les parties de Uno endiablées « tard » le soir (donc après 21h), d’abord sur les fauteuils du couloir (et donc devant le bureau des infirmier·e·s) puis, après avoir été réprimandé·e·s pour avoir fait trop de bruit, dans une des salles communes. Des soirées passées à crier, rire à gorge déployée, à chanter sur la musique en fond, à vider des paquets de bonbons et des boîtes de chocolat.

La bande des cool kids, ce sont aussi ces moments passés à observer les membres à nos yeux les plus sexys et les plus sympathiques du service, et à échanger : « Et toi, tu veux pécho leaquelle ? » « L’infirmière lesbienne, là-bas. » « Comment tu sais qu’elle est lesbienne ? » « Aloooors, je vais t’expliquer ce que c’est que le queerdar* et comment ça fonctionne. » [*terme que j’utilise à la place de « gaydar », qui à mon sens n’est pas assez inclusif]

La bande des cool kids, enfin, c’est celleux qui m’ont aidée à remonter la pente, jour après jour, et sans qui je ne m’en serais pas sortie.

 

Entre autoprotection et empathie

Mais tout n’est pas toujours si simple, si sympathique. À de nombreuses reprises, je me suis rendue compte que j’étais trop concentrée sur les autres, et pas assez sur moi-même. Je me concentrais sur les problèmes de ma bande, ce qui me permettait de me sentir utile, tout en me permettant d’éviter de me confronter à mes propres problèmes. Le personnel soignant l’a assez vite remarqué, et m’en a parlé.

« Arrêtez de passer autant de temps avec votre voisine de lit : ses problèmes avec la nourriture sont un trigger pour vous. »

« Vous devez apprendre à poser des limites. »

« Vous n’êtes pas leur psy. »

« Vous n’avez pas à régler leurs problèmes, même si vous en avez envie. »

« Concentrez-vous sur vous, c’est pour cela que vous êtes là. »

Ces phrases, assez dures à entendre, ont finalement commencé à résonner en moi. Le risque existe en effet d’être trop dans l’empathie, dans la compréhension, dans cette volonté d’aider l’Autre, alors qu’on a soi-même des problèmes dont il faut s’occuper rapidement, sous peine de ne pas voir de progrès.

Alors, comment trouver un juste milieu, entre l’autoprotection que j’avais mise en place, sans y réfléchir, au début de mon séjour dans le service, et l’empathie à l’égard des autres patient·e·s dont je débordais ?

C’est l’infirmière en charge de mon suivi qui m’a fait avoir un déclic : après plusieurs discussions avec elle, et quelques incidents, elle m’a fait comprendre une chose essentielle : « Pour une fois, soyez égoïste. C’est comme ça que vous arriverez à vous concentrer sur vous et donc à aller mieux. Vous n’êtes pas responsable des autres, même si ce sont vos ami·e·s. Ça, c’est notre travail. »

Alors je suis allée voir celleux avec qui j’étais le plus en empathie, avec qui je parlais le plus de leurs problèmes, et je leur ai rapporté cette conversation. Je leur ai dit qu’il fallait qu’on pose des limites, que je ne pouvais tout le temps être là pour être elleux. Mais que lorsque j’en avais vraiment l’énergie, on pouvait parler de leurs problèmes, bien évidemment. Mais qu’il fallait aussi et surtout que je me concentre sur moi, et sur mes problèmes.

Et petit à petit, j’ai ainsi commencé à trouver un équilibre, et ma relation aux autres cool kids n’en est devenue que plus saine, et, peut-être paradoxalement, plus intime aussi.

 

 

Alors, six semaines de discussions, de larmes, de câlins et de fous rires plus tard, je ne sais pas si ni pendant combien de temps je vais revoir, à l’extérieur, les autres (ex-)patient·e·s. Mais en soi ça n’a pas vraiment d’importance. Parce que nous nous sommes entraidé·e·s, pendant toutes ces semaines. Et il s’agit là d’un cadeau à la valeur inestimable, que je porterai en moi pendant longtemps.

 

 

Ce texte a été écrit alors que j’étais encore dans le service. En le relisant, quelques semaines plus tard, je peux confirmer que les autres patient·e·s ont été d’une aide inestimable afin que je réussisse à sortir de l’hôpital et à retrouver un semblant de normalité à l’extérieur. Et pour cela, merci à elleux, même si la plupart ne peuvent pas me lire.





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