N.B. : Cet article est le premier d’une série consacrée au récit d’un séjour en psychiatrie à Berlin (retrouvez le suivant ici). Elle n’a pas l’ambition de donner une vue d’ensemble ni une analyse du système (allemand) actuel, mais se veut le témoignage d’un séjour riche en apprentissages et en expériences diverses et variées.
CW : mention de pensées suicidaires, mention de maladies psychiques.
19 heures : les urgences psychiatriques
J’ai pété les plombs. En pleine après-midi, seule dans mon bureau. J’ai appelé ma psy en France : « Je n’en peux plus, je veux que ça s’arrête », c’est tout ce que j’arrivais à dire entre deux gros sanglots. « Tu as besoin d’une pause. Appelle une amie et demande-lui de t’accompagner aux urgences psychiatriques. Si tu le souhaites, je peux prévenir ton père. » Une amie se propose de m’accompagner. Je rentre chez moi. Le temps de rassembler quelques affaires et nous nous mettons en route.
J’avais choisi où je voulais aller : la Vivantes Klinikum Am Urban, un hôpital situé à 20 minutes à pied de chez moi, en plein Kreuzberg, un des quartiers branchés de Berlin. Mon amie me raconte qu’elles n’a eu que de bonnes expériences là-bas, puis me parle d’une mésaventure arrivée à son ex une nuit, et la matinée aux urgences qui a suivi. Le but ? Me changer les idées pendant le trajet, tout en me rassurant quant à la qualité de cet hôpital.
Arrivées aux urgences, nous patientons. Bien moins longtemps que ce à quoi je m’attendais. On appelle mon nom, mon amie m’accompagne. « Ah non, elle est grande hein, je vous la ramène bientôt. » Je passe une porte, j’ai l’impression qu’on va m’enfermer pour toujours. Mais il ne s’agit que de deux choses : prendre ma tension, et me poser une question simple : « Vous avez des envies suicidaires ? » Je réponds oui, l’infirmière remplit un papier, me dit de retourner dans la salle d’attente, qu’on va bientôt m’appeler.
Un peu après, on m’appelle de nouveau. Cette fois, je me retrouve devant un docteur. Je passe encore cette porte – appelée à rester précisément dans ma mémoire comme symbolisant le passage d’un avant à un après – et mon amie est de nouveau reléguée dans la salle d’attente.
Le médecin me fait parler. Je suis tellement au bout du rouleau que je lui dis de but en blanc : « Je n’en peux plus, je suis fatiguée, je veux disparaître, j’ai besoin d’aide. » Il est très attentif à tout ce que je dis, me pose des questions précises, efficaces, factuelles. Je ne me sens pas jugée, je me sens écoutée.
« Bon. Deux options s’offrent à vous : soit je vous emmène dans un service ouvert, spécialisé dans la dépression, mais je ne suis pas sûr que l’on puisse vous obtenir une place dès ce soir. Soit je vous emmène dans un service dit fermé : vous ne pourrez pas sortir, et c’est un environnement assez spécial, mais puisque vous avez des pensées suicidaires, je pense que cela peut être bien pour vous, au moins pour la nuit, et là je suis sûr de pouvoir vous trouver une place. »
Je suis terrorisée. J’accepte. Malgré mon cerveau paralysé, je comprends qu’on va s’occuper de moi. Que j’ai bien fait de venir ici. Que je vais être prise en charge. C’est tout ce que je suis en état de comprendre, et c’est aussi l’essentiel.
20 heures 30 : bienvenue au service 31 !
Nous rejoignons mon amie et nous mettons en route. Je ne veux surtout pas me retrouver toute seule avec des inconnu·e·s dans un hôpital pour l’instant. Nous montons jusqu’au troisième étage, jusqu’à ce fameux « service fermé », le service 31. Les deux portes qui permettent d’y accéder ne s’ouvrent qu’à l’aide d’un badge. Au milieu, une espèce de sas de quelques mètres carrés.
Toujours en compagnie du médecin, nous arrivons dans le bureau des infirmier·e·s du service. Tout le monde est aussi gentil avec moi que rassuré de voir que je parle allemand. Une nouvelle fois, cette question, dont je verrai bientôt qu’elle ne cessera de revenir, pendant un temps, au cours de mes interactions avec le personnel de l’hôpital : « Est-ce que vous avez des pensées suicidaires ? » Parfois associée à une seconde question : « Est-ce que vous avez véritablement songé à vous suicider, aviez-vous un plan précis en tête ? »
Puis j’ai le droit à toute une série de questions, de la part des trois infirmier.e.s qui sont de garde dans le service ce soir-là : peut-on voir exactement le contenu de mon sac ? Peut-on me laisser ma ceinture, et le câble du chargeur de mon téléphone ? Je ne vais pas faire de bêtises avec ? Est-ce que je prends des médicaments ? Est-ce que j’ai déjà été hospitalisée ?
Je ne m’oppose à aucune question, je réponds honnêtement à toutes. Déjà parce que je sais que ces questions, si indiscrètes qu’elles puissent m’apparaître, font partie du processus. Mais aussi parce que je n’ai pas la force de m’opposer à elles. Alors je réponds, honnêtement, franchement : le début d’une période où je m’exprime sans filtre, et aussi sans honte. Oui j’ai une dépression, oui je veux mourir, oui je suis bourrée de traumatismes qui me grignotent peu à peu, oui j’ai besoin d’aide.
Le début aussi d’une prise de conscience : ce n’est pas grave d’être malade et de ne pas aller bien, il ne faut pas en avoir honte, j’ai fait ce qu’il fallait, je suis allée au bon endroit. En somme ? Je me suis sauvée la vie et j’ai fait le premier pas pour aller mieux.
Après avoir remercié et salué le médecin, une infirmière nous fait visiter, à mon amie et moi, ce fameux service 31, dont je n’ai pas fini d’entendre parler. Les chambres, contenant chacune deux ou trois lits, occupent la plupart des salles présentes des deux côtés du couloir. Un bureau pour les infirmier·e·s. D’autres pour les médecins. Une salle commune, avec des chaises et des tables. Un fumoir avec du papier peint vert à motif perroquets.
On m’a prévenue : « J’espère que vous n’aurez pas peur, mais il y a ici des gens qui sont par exemple schizophrènes, ou qui ont d’autres maladies psychiques. Leur comportement pourra vous sembler bizarre. Si vous avez un problème, n’hésitez pas à venir nous voir. » Et effectivement, certain·e·s patient·e·s ont un comportement pour le moins inhabituel. L’un d’entre elleux, particulièrement, me fait une forte impression : il monologue pendant de longues minutes sur un trésor que le philosophe français Blaise Pascal aurait caché non loin de Berlin, à l’époque où Napoléon avait pris le contrôle de l’Allemagne. Je n’ose pas lui dire que d’un point de vue historique, c’est impossible. Il termine son monologue, s’en va. Revient quelques minutes plus tard. Ce sera comme ça une bonne partie de la soirée.
Après deux cigarettes pour inaugurer le fumoir aux perroquets bariolés, mon amie s’en va. Je commence à discuter un peu avec ma voisine de lit. Elle a une bonne trentaine d’années, elle est là depuis quelques jours, elle ne sait plus exactement. Et surtout, elle n’est pas malade, et elle a été hospitalisée contre son gré.
Je retourne dans le fumoir : un paquet de cigarettes, un briquet, un cendrier, mon téléphone : autant d’objets du quotidien qui me rassurent dans ce nouvel environnement pour le moment encore très anxiogène. Je passe quelques coups de fil : à ma psy, à mon père, à une amie de France. Je ne suis pas encore en état de les rassurer, ne l’étant moi-même pas du tout.
Puis je commence à discuter avec les autres patient·e·s présent·e·s dans le fumoir. La conversation s’engage sans difficultés, avec des questions qui vont devenir ma nouvelle normalité : depuis quand es-tu là ? Comment es-tu arrivée ici ? Qu’est-ce que tu as comme maladie ? Combien de temps penses-tu rester ?
Un homme, qui m’a entendue parler français au téléphone, engage la conversation dans un français hésitant. Il m’offre du sucre à mettre dans mon infusion, me confectionne une poupée en laine, me propose du pain un peu rassis.
Un autre, plus jeune, m’enjoint à venir m’asseoir à sa table. Il écoute de la musique arabe, et nous discutons : il vient du Liban, il me raconte son parcours. L’homme désormais surnommé le Grand Schtroumpf revient, recommence son discours sur le trésor de Blaise Pascal. Repart. Je fume, toujours. J’écoute la musique.
Étrangement, je commence à me sentir bien ici. Les gens sont certes bien loin de ceux que je suis habituée à côtoyer au quotidien, mais ça ne me pose aucun problème. Je me sens flotter, comme évoluant dans un univers parallèle.
Je sors pour aller chercher un autre sachet de thé. Dans le couloir, un homme est assis en tailleur contre le mur. Ses bras et sa tête font des mouvements brusques et incontrôlables. Je m’assois avec lui, on parle. Il vient de Palestine. Il me parle de son père, diplomate. Lui aussi veut devenir diplomate, quand il sera sorti d’ici. Lui non plus n’est pas malade. Je comprendrai rapidement qu’ici personne n’est malade. Aucun·e patient·e – en tout cas celleux qui sortent de leurs chambres et parlent – ne se considère comme malade ici.
Il est maintenant plus de minuit. Je commence à ressentir une certaine fatigue. Je salue mes compagnons de fumoir et de soirée et je fais comme les autres, je vais au bureau des infirmier·e·s et on me donne un médicament. Je n’ai aucune idée de ce que c’est, et pour une fois ça m’est égal. Deux gorgées d’eau et je rejoins ma chambre. Ma voisine de lit fixe le plafond, probablement depuis un certain temps. Lorsque j’entre, elle se tourne vers le mur. Je ne sais pas au bout de combien de temps je m’endors.
08 heures 30 : un autre monde
Le lendemain, lorsque je me réveille, ma voisine de lit fixe de nouveau le plafond. Lorsqu’elle voit que je suis réveillée, c’est moi qu’elle commence à fixer. Je prends une douche, puis sors dans le couloir. Pile au moment où le buffet du petit déjeuner est amené. Tout le monde se jette dessus, se bouscule presque. Une fois que les autres se sont servi·e·s et un peu éloigné·e·s, je m’approche : des plateaux de fromage et de charcuterie. Saisie d’un haut le cœur, je décide de me contenter d’un café au lait très sucré.
Je reprends mes discussions entamées la veille au soir. Je n’ai plus peur. Je me sens de plus en plus anesthésiée. Plus étonnant encore, je me sens bien ici, et à ma place. Les discussions et les chansons, entre pop américaine et raï, s’enchaînent. Je leur fais écouter Dalida qui chante en arabe.
Un infirmier vient me voir : après le déjeuner je serai transférée dans un autre service, à l’étage en dessous, ouvert cette fois, spécialisé dans la dépression.
Je touche à peine à mon déjeuner, un bouillon fade avec des morceaux de pommes de terre et de carottes, et je donne mon yaourt à ma voisine de lit, qui a cessé de me fixer mais fixe toujours régulièrement le plafond, sauf lorsqu’elle mange.
Je retourne dans le fumoir. Un de mes nouveaux amis me propose une partie de dames. Ni lui ni moi ne nous rappelons les règles, ce seront des règles approximatives, qui s’estompent peu à peu pour laisser place à une ambiance de franche camaraderie.
Le même infirmier vient fumer sa cigarette : « Quand vous avez terminé votre partie on descend au service 21. »
Quelques minutes plus tard, je fais mes adieux à mes nouveaux amis (les femmes ne sortaient de leurs chambres qu’au moment des repas) : nous nous connaissons depuis la veille au soir, mais tous me font des câlins, un check, me souhaitent bonne chance, m’offrent des gâteaux à emporter avec moi.
Ce n’est que des jours plus tard que je comprendrai l’importance et l’intensité de cette leçon de vie : dans un endroit comme le service 31, la norme s’est déplacée. L’anormalité devient la nouvelle norme. Ce que le monde extérieur désigne comme la folie ou la maladie, est ici la raison.
Accompagnée de l’infirmier, je prends mes affaires et je passe de nouveau les deux portes et le sas. Un étage plus bas, j’entre pour la première fois dans le service 21, et nous nous dirigeons vers le bureau des infirmier·e·s, qui nous accueillent avec un grand sourire.
Je regarde autour de moi : des zombies, partout. En pantoufles, dans le couloir, qui marchent comme au ralenti, le regard dans le vague. Mais où suis-je tombée ? Qui sont ces gens étranges ? Je veux retourner au troisième étage, dans le service fermé. Là-bas au moins les gens avaient l’air vivants et parlaient.
« Je vais vous montrer votre chambre et le service. »
Je suis obligée de suivre l’infirmière qui me parle. Je sens la panique qui commence à monter et paralyse un à un tous mes organes. Mais où suis-je ? !