Culture Interviews LGBTQ+ Societé
Travestie für Deutschland, tantes épatantes Roseaux, magazine féministe  Travestie für Deutschland – Steven P. Carnarius



Cet article a été publié dans une version condensée dans le n°2 de la revue papier des Ourses à plumes, un collectif et webzine féministe. Merci à elleux de nous avoir accueillies dans leurs pages !

Berlin, 2017. Alors que l’Allemagne s’apprête à renouveler son parlement, les spéculations et les sondages sont braqués sur le parti d’extrême-droite qui monte, Alternative für Deutschland (AfD, «  alternative pour l’Allemagne  »). Fondé quelques années auparavant, le parti s’apprête à faire une entrée fracassante dans la nouvelle assemblée. Jouant sur la peur et la provocation, leurs affiches d’un goût douteux s’étalent dans les villes. À un ventre de femme enceinte (blanche, évidemment) s’adjoint la légende «  De nouveaux allemands  ? Nous les faisons nous-mêmes  !  » – une référence aux réfugiés accueillis par l’Allemagne, ces «  nouveaux allemands  » qui ne sont visiblement pas au goût des populistes de droite. Une autre affiche affirme préférer le Bourgogne à la burqa, montrant des femmes en tenue traditionnelle bavaroise (et très décolletée)  ; la liste est longue et décourageante.

Au milieu de ce marasme général émerge une drôle d’initiative  : reprenant les codes visuels des affiches de l’AfD, des images font le tour de la toile germanophones générant autant d’enthousiasme que de hargne – et pour cause, les slogans appelant à la tolérance et au devoir citoyen accompagnent des photos de drag queens en tenue d’apparat. À mi-chemin entre provocation et bienveillance, avertissement et encouragement, l’initiative joue sur les codes et sur les mots – Travestie für Deutschland, c’est son nom, signifie à la fois «  travestis pour l’Allemagne  » et «  parodie pour l’Allemagne  ». Nous avons rencontré Alexander Winter, l’une des personnes à l’origine de ce projet.

Pourrais-tu présenter Travestie für Deutschland en quelques mots – et te présenter toi-même  ?

Travestie für Deutschland (TfD) est un projet politique, une action artistique, un commentaire satirique, une révolte en perruques et un miroir grossissant de la politique contemporaine ; nous sommes des militant·e·s LGBTIQ+. Je ne peux pas et ne souhaite d’ailleurs pas en dire plus sur moi-même, à part que j’ai 34 ans et que je vis à Berlin. Notre devise : le projet est toujours plus important que les représentations individuelles.

Comment est née la TfD ? Quel était l’objectif ?

La TfD est née lors des élections sénatoriales de Berlin en 2016. L’ambiance de la ville s’échauffait à ce moment-là, de petites manifestations spontanées surgissaient partout ; le glissement général vers la droite avait fini par atteindre la bulle utopique de Berlin : l’épouvante et la résistance étaient à l’ordre du jour. Avec mes deux ami·e·s Matthias Panitz et Jacky-Oh Weinhaus, une drag queen berlinoise très connue, nous avons discuté un soir de ce que nous pourrions faire pour envoyer un signal fort contre la gangrène du populisme de droite. À la fin de la soirée, nous avons créé trois images avec Jacky-Oh, que Matthias a mises en page et dont j’ai rédigé les slogans, et qui ont rapidement attiré l’attention.

Bien sûr, dès le début, notre concept a été très fortement orienté contre l’AfD – notre intention : dénoncer grâce à la satire le populisme de droite de l’AfD. Mais pas seulement : nous voulions aussi amener les non-votant·e·s apolitiques aux urnes avec un clin d’œil qui, comme toujours avec les drag queens, peut toujours être un avertissement : «  Si vous ne votez pas, rien ne va aller mieux. Bien au contraire. Tout s’aggrave. Donnez votre voix !  ». Une fois les élections sénatoriales passées, dont les résultats ont été plutôt mitigés, nous avons décidé de passer à la vitesse supérieure, car les élections au Bundestag (le parlement allemand, NDLR) arrivaient en 2017. Il nous fallait une action plus forte contre la droite. C’est ainsi qu’est née notre première campagne.

Comment la première campagne a-t-elle été reçue en Allemagne ?

La première campagne – les premières affiches avec les queens et notre reprise du tableau de Delacroix «  la Liberté guidant (toujours) le Peuple » – ont fait l’effet d’une bombe. En très peu de temps, les images sont devenues virales. Nous avons été inondé·e·s de commentaires positifs et de demandes de renseignements provenant de toute l’Allemagne, en particulier de personnes et d’institutions qui voulaient acheter les affiches imprimées, et après une vague de haine de trolls probablement sympathisants de l’AfD (quelqu’un·e avait partagé la campagne sur la page Facebook de l’AfD), les journalistes sont venu·e·s. Notre première campagne s’est donc répandue comme une traînée de poudre dans divers journaux et magazines de langue allemande, ce qui a à son tour alimenté la résonnance en ligne. Une semaine et demie après la publication de la campagne, la BBC s’est intéressée à la TfD, et avec elle la presse internationale, et la campagne a connu son moment de gloire dans le New York Times.

Et aujourd’hui ? Et demain  ?

Notre travail aujourd’hui est devenu beaucoup plus complexe. À l’origine, notre seul objectif était d’amener aux urnes un maximum de monde, alors qu’aujourd’hui, nous sommes également impliqué·e·s dans de nombreux autres domaines. Cette année, nous avons par exemple lancé une campagne pour les élections européennes – la plus grande campagne internationale que nous ayons réalisée jusqu’à présent (avec 17 drag queens) – mais nous avons également rencontré des jeunes du FSJ (service volontaire d’une année dans le secteur social, NDLR) de Rhénanie-Palatinat pour échanger sur l’homophobie et la transphobie, célébré les révolté·e·s queer à l’occasion du 50e anniversaire des émeutes de Stonewall.

Nous avons protesté avec de nouvelles affiches contre la «  loi sur les personnes trans  »*, créé un atelier pour les adolescent·e·s trans, protesté de nouveau avec une petite performance au Lesbian-Gay City Festival à Berlin et enfin célébré notre deuxième anniversaire avec un grand spectacle au BKA Theater de Berlin, où nous avons remis notre propre prix, l’escarpin rouge d’honneur, aux personnes engagées du monde politique et culturel.

Notre avenir est comme notre passé : façonné par la résistance contre le populisme de droite. Nous sommes pro-européen·ne·s, pro-démocrates, mais ici encore, nous sommes avant tout critiques par essence. En d’autres termes, nous continuons à faire des commentaires mordants sur l’évolution de la politique, à traîner nos talons aiguille en manifestation et à aider là où nous le pouvons.

Bientôt, nous serons officiellement une association, et nous atteindrons ainsi un nouveau niveau – et, pour être honnête, un niveau complètement inimaginable. Nous sommes donc nous-mêmes très curieux·ses de savoir comment cela va se poursuivre.

Le courage de la résistance, contre le populisme de droite
– Jacky-Oh Weinhaus, Présidente de la TfD
Saute le pas, va voter !

La transformation populiste de l’Allemagne ne fait-elle que commencer ? Dans quelle mesure la nécessité de fonder la TfD en est-elle un symptôme ?

Il ne s’agit pas seulement d’un début. Je crains que l’Allemagne ne soit depuis longtemps au cœur d’un changement politique imprévisible dans lequel le populisme de droite joue un rôle important. Nous assistons en direct à un changement dans la culture de la discussion, le ton devient plus vif, la connotation change : des gens comme la capitaine du Sea Watch Carola Rackete sont dénoncés comme des criminel·le·s ; la militante écologiste Greta Thunberg est insultée partout sur internet et est même caricaturée par des quotidiens sérieux comme le taz.

Pour moi, l’assassinat du politicien de la CDU Walter Lübcke (assassiné en juin 2019 par un néo-nazi, NDLR) est un signal d’alarme clair – ce qu’aurait déjà dû être le procès de la NSU** et pourtant : la vie quotidienne continue à avoir l’air terriblement normale. Comme d’habitude. Depuis que l’AfD siège au Bundestag, le ton a changé dans la société, dans les médias, sur Internet – de manière insidieuse, inquiétante. Les minorités marginalisées sont probablement les premières à percevoir ce ton.

Par conséquent : oui, la création de la TfD et notre engagement continu sont certainement un symptôme nécessaire de ce changement. Sans le populisme de droite, nous n’existerions pas. Nous sommes le revers de la médaille.

Est-ce que le drag, ici et maintenant, est toujours fondamentalement politique ?

Tant qu’il existera une conception du monde hétéronormative et binaire, tant que des personnes seront harcelées, insultées, humiliées, tuées à cause de leur genre et/ou de leur sexualité, tant que le capitalisme produira des marchandises roses et bleues pour les filles et les garçons, tant que des personnes seront attaquées, insultées et blessées dans les transports en commun à cause de leurs vêtements et de leur maquillage, c’est-à-dire de leur décision à se montrer publiquement travesties, alors oui, le travestissement est et restera fondamentalement politique.

Et peu importe que le drag devienne un objet de divertissement mainstream : si vous avez déjà traversé Berlin en drag sur la U8 (la ligne de métro sur laquelle se trouvent plusieurs des stations les plus dangereuses de Berlin, NDLR), vous comprendrez rapidement ce que cela signifie d’être soudainement vulnérable et fragile.

D’ailleurs, comment en vient-on au drag  ?

Je pense qu’il y a beaucoup de portes d’entrée au travestissement, probablement autant qu’il y a de nuances de couleurs dans le monde. J’ai entendu beaucoup d’expériences différentes, l’un·e commence par se maquiller en secret avec le rouge à lèvres de sa mère, l’autre découvre le plaisir de se travestir en carnaval. Certain·e·s découvrent le drag dès qu’iels entrent en contact avec la communauté LGBTIQ+, d’autres via des vidéos YouTube. Ce sur quoi tout le monde semble d’accord, c’est qu’une fois qu’on a commencé, on s’arrête rarement.

Le travestissement, et particulièrement le drag, semble être inextricablement lié aux combats LGBTQI+, mais il n’y a même pas un T supplémentaire dans l’abréviation – quelle place le drag occupe-t-il réellement dans la lutte ?

Pourquoi «  travesti  » aurait-il besoin d’une place supplémentaire dans l’acronyme ? Le travestissement est universel : qu’on soit bi- ou pansexuel·le, trans ou inter, tout est drag dès qu’il s’agit de s’habiller, de transcender et de se transformer. La sexualité et le genre sont les cadres qui doivent être brisés, et non le contenu. Le but de la parodie est de plier et de briser, de se moquer et d’estomper toutes les frontières et conventions. C’est une forme d’art. Nous n’avons pas besoin d’une lettre pour figurer entre nos frères* et sœurs*, nous avons besoin de scènes !

Buvez-le donc tous seuls, votre Bourgogne de merde ! #pasdafd #pasdenazis
– Gisela Sommer, amatrice de champagne
Saute le pas, va voter !

En parlant de mainstream – RuPaul s’est exprimé plusieurs fois contre la présence de personnes trans parmi les candidat·e·s de sa Drag Race. Le milieu drag est-il transphobe  ?

Eh bien, il faut faire beaucoup de distinctions ici.

Premièrement : RuPaul est certainement une sommité médiatique et a une carrière impressionnante, mais il s’agit d’une drag queen américaine qui n’a aucune souveraineté interprétative internationale sur la compréhension ou l’interprétation du drag.

Deuxièmement, il y a le fait que RuPaul a déjà été fortement critiqué aux Etats-Unis pour ses commentaires transphobes, et qu’il a déjà essayé plusieurs fois de revenir sur ses déclarations par la suite. En me basant sur l’histoire de sa vie, je trouve son comportement incompréhensible. Néanmoins, on peut voir à travers les réactions, et surtout à travers les réactions des ancien·ne·s participant·e·s, à quel point ses déclarations dangereuses ont reçu un accueil négatif.

Troisièmement, lorsque nous parlons du drag en général, nous parlons de différentes personnes qui pratiquent une certaine forme d’art. Cela signifie que je ne peux parler personnellement que de ce que je vois et de ce que j’ai vécu moi-même, et cela concerne principalement la scène LGBTIQ+ de Berlin et la TfD. Des militant·e·s et sympathisant·e·s bien connu·e·s de la TfD sont des artistes drag et se trouvent être aussi des personnes trans. Pourquoi pas ? Comme je l’ai dit, le drag est une forme d’art, pas un passe-temps élitiste pour personnes cis et binaires. Nous luttons ensemble notamment pour la réforme ou l’abolition de la loi sur les personnes trans sous sa forme actuelle. Quiconque fait du drag en étant transphobe n’a pas compris le concept du drag.

Question bonus  : as-tu des livres, séries ou films à nous recommander  ?

Cela dépend du sujet et de la langue dans laquelle il doit être abordé. Sur le plan littéraire, The Gender Games de Juno Dawson (en anglais) ou Mein Weg von einer weißen Frau zu einem jungen Mann mit Migrationshintergrund (en allemand) de Jayrôme C. Robinet sont à recommander sur le sujet de la question trans. En ce qui concerne le féminisme, je recommande toujours le classique de Virginie Despentes : King Kong Théorie et le formidable Untenrum frei (en allemand) de Margarete Stokowski. Si vous avez encore du retard à rattraper en matière de LGBTIQ+, The Stonewall Reader (en anglais) serait une bonne idée. En ce qui concerne les séries, il existe d’excellents formats, en particulier sur Netflix. Parmi eux, Pose ou Special. Ma recommandation du moment, de manière générale, est La mort et la vie de Marsha P. Johnson.


*Le Transsexuellengesetz (TSG), «  loi sur les personnes trans  », est une loi allemande votée en 1980 et déterminant les conditions d’accès pour les personnes trans à un changement de prénom dans les documents officiels, ainsi qu’à la modification de la mention de sexe sur leur acte de naissance.

**La NSU, groupuscule clandestin néo-nazi, a été à l’origine de plusieurs attentats à la bombe visant des quartiers et magasins turcs en Allemagne, et a assassiné dix personnes, dont 9 pour des motifs xénophobes. Le procès, qui a duré plus de 5 ans (de 2013 à 2018), n’a pas permis de lever le voile sur de nombreuses zones d’ombre et le traitement du dossier fait encore polémique aujourd’hui.

Pour aller plus loin :
Travestie für Deutschland sur Facebook
Les Ourses à Plumes et leur page Facebook




Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.