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J'ai sans doute oublié de te dire que je suis dépressive Roseaux, magazine féministe  Janna B.



 

Je ne vais qu’à un seul anniversaire par an.

Il y a pourtant beaucoup de jours dans une année, et donc un sacré paquet d’anniversaires où je suis invitée, mais il n’y en a qu’un seul où je réussis être de la fête. Non, ce n’était pas le tien. Je te jure que j’y ai pensé, je te jure que je voulais, j’avais toute une liste de bonnes raisons : c’est loin tu pourras lire dans le métro – tu y connaîtras plein de gens – c’est dans ce bar que tu aimes bien – il y aura des chips c’est sûr – c’est juste à côté – tu travailles le lendemain mais ce sera fun – tu es fatiguée mais ça va te faire du bien – à chaque anniversaire tu manques celui-là tu vas le faire – tu ne l’as pas vu·e depuis longtemps ce serait chouette de ne pas perdre le contact – tu vas rencontrer de nouvelles personnes – etc – etc – etc

Et puis non, je n’étais pas là, t’en souviens-tu ? Je t’ai peut-être envoyé un message minable quand la soirée battait son plein pour que ça ne se remarque pas trop, je ne t’ai peut-être pas envoyé de message du tout, tu as sans doute cru que je t’avais oublié·e. J’ai pourtant pensé à toi, pendant une semaine, deux semaines, j’ai listé toutes les bonnes raisons de venir à ta soirée, j’ai martelé dans ma tête pour que ça rentre bien : à ton anniversaire, j’irai. J’ai pensé à toi toute la journée, et puis en fin d’après-midi j’ai senti que ça allait être compliqué, mais comme chaque fois j’y ai cru. Je me suis mise dans mon lit avec la ferme volonté de prendre une douche à 19h et de partir dans la foulée. J’ai raté la douche de 19h, j’ai regardé les horaires du métro, j’ai pensé c’est encore bon. J’ai joué à ce jeu jusqu’à 22h, et à 22h j’ai crié dans ma tête LOUISE TU Y VAS MAINTENANT. Et puis mon corps a répondu Jamais de la vie, et à 22h30, épuisée, j’ai laissé tomber.

Je n’ai même pas réussi à aller à l’anniversaire des personnes gentilles du dernier étage de mon immeuble. Je ne vais qu’à un seul anniversaire par an ; c’est pour ça que ça me tient tant à cœur, parce que je me sens naze de rater tous les autres, et terriblement comblée que vous, vous veniez à ma fête. Oui, le seul où je suis de la partie, c’est le mien.

Ça fait un moment que je veux dire ça. Pardon de n’être présente qu’à mon propre anniversaire, oui j’ai reçu l’invitation pour le tien, je te promets que je voulais venir, mais pour en avoir la force il me faut un alignement de planètes qui n’arrive presque jamais.

Je suis dépressive. Disons-le, crions-le, utilisons ce mot à outrance, peignons-le sur ma vie. Je déteste plus que tout les auto-diagnostics, je trouve qu’utiliser le mot dépression comme ça, à la légère, c’est terrible pour celleux qui se battent réellement contre ça. Dire Je fais une dépression, parce qu’on a un coup de mou, c’est ultra nul.
Alors je n’utilise jamais ce mot. Je ne m’autorise le mot dépressive qu’avec ma personne préférée. Le reste du temps, je parle de manque de force – de crise de larmes – de difficultés à vivre, de toutes ces parades que j’ai trouvées pour parler avec toi de mes moments de vides.
On n’imaginerait pas, hein, Louise ? Louise dépressive ?
Louise le sacré caractère, Louise qui rit si fort, Louise les couleurs, Louise l’aplomb, Louise le clown, Louise la bruyante, Louise la bavarde, Louise qui exagère ?
Louise dépressive ? Mais ? Nooooon.

Et si, finalement, à force d’utiliser des parades, des synonymes, des formules, pour dire comme je me sens, je laissais ce néant me filer entre les mains ?
Je suis dépressive.

Je l’ai compris il y a longtemps. Peut-être un jour ai osé te dire J’ai l’impression de faire des cycles de dépression.

Parce que oui, parfois, heureusement, ça arrive, parfois c’est moins la catastrophe.

Mais sinon.

Sinon, le reste du temps, je.

Les jours où je ne travaille pas, j’ai besoin de trois ou quatre heures pour sortir de mon lit. Parfois j’ai besoin de six heures pour sortir de mon lit. Parfois je ne sors pas de mon lit pendant vingt-quatre heures. Parfois je ne sors pas de mon lit pendant deux jours entiers, et deux jours entiers c’est long.

Quand je me réveille et que je ne travaille pas, je n’ai jamais envie de sortir de mon lit. Quand j’ai envie de sortir de mon lit, que j’ai envie de boire un thé et de bricoler, que j’ai envie de m’allonger sur le parquet et de faire des photos, que j’ai envie d’aller profiter de la lumière dehors, quand j’ai envie, quand l’envie me prend exceptionnellement le cœur, je n’arrive ni plus ni mieux à sortir de mes draps.

Il m’arrive de pleurer parce que je n’arrive pas à quitter mon appartement.

Atteindre le dehors est souvent une épreuve. Je vais rarement dehors avec joie. Traverser l’arrière-cour est toujours traverser la sensation de fierté et de force déployée et d’épuisement pour être arrivée jusqu’ici : l’arrière-cour.

En général quand je suis dans l’arrière-cour c’est gagné, mais quelques fois j’ai dû faire demi-tour parce qu’aller au-delà de l’arrière-cour me semblait impossible.

Travailler dans un café me maintient en vie. Je n’ai pas le choix que d’être colorée, souriante, drôle. C’est nécessaire.

Je ne sais pas sortir de chez moi sans avoir rendez-vous avec quelqu’un. Avoir rendez-vous avec toi peut me sauver.

Avoir rendez-vous avec toi peut être une source de stress énorme si je le sais longtemps à l’avance et si j’ai commencé ma journée à l’envers. Parfois je me suis habillée et j’annule effondrée la main sur la poignée de la porte.

Je ne suis pas en retard parce que ça m’amuse. Je suis en retard parce que mon corps essaie jusqu’à la dernière seconde de faire céder ma volonté et que l’on reste au lit tous ensemble.

Mon lit c’est ma vie. J’ai bien essayé d’investir le canapé qui est plus près des fenêtres puisque dans mon lit c’est la nuit permanente, mais je n’y arrive vraiment pas.

Parfois, à 21h, je mange ou je bois pour la première fois de la journée.

Quand j’arrive à cuisiner, à faire ma vaisselle, ça peut être la victoire de la semaine, du mois.

Ma personne préférée est devenue experte en Extraire Louise des situations de l’impossible. C’est parfois un sauvetage téléphonique, parfois un sauvetage livré à domicile : quand je suis coincée derrière ma porte avec l’angoisse qui me noie, et que l’amour passe me prendre pour m’emmener dehors. Ma personne préférée est aussi dépressive mais tout à fait différemment. Pour autant, on se comprend souvent parce que le vide, ça reste du vide et donc, ça se ressemble.

Quand je suis en voyage, je vais mille fois mieux, parce que je déconnecte des ombres de mon quotidien, mais parfois, malgré l’appétit de sensations, l’impossible de l’extérieur m’assaille et je n’arrive pas à sortir du lit dans lequel je dors. Alors même que des perspectives enthousiasmantes sont là : dessiner la ville, faire des photos, flâner,  avaler quelques longueurs de piscine.

Longtemps, j’ai cru que nous avions tous cet état de départ en nous mais que certain·e·s le combattaient mieux que d’autres. Quand tu m’as dit que tu ne ressentais jamais de moment de profonde détresse, j’ai compris que toi et moi, nous n’avions pas le même état de base. Ma base est souvent mouvante.

J’éprouve une joie incroyable quand je réalise certaines choses, et lorsque je raconte cette joie dans les réseaux sociaux, ce que je ne précise pas c’est que ça fait peut-être des mois, des dizaines de mois que je repoussais cette chose simple et banale parce que je n’étais pas fichue de la mener à terme.

Les trois actions de : se lever, se doucher, s’habiller me coûtent parfois une énergie qui me semble être l’énergie de trois jours entiers. L’action de mettre les chaussures et d’aller dehors me coûte parfois un trou dans l’estomac.

Cet été, j’ai réussi quelques fois à sortir de chez moi, seule, sans rendez-vous, pour aller faire une aquarelle. Ça a été une source de fierté improbable – et une frustration supplémentaire les jours où je me loupais.

Je travaille peu, seulement 4 jours par semaine, parce que j’ai compris que je n’avais ni la force physique ni la force psychique de faire plus. Je dis que je suis une enfant de la paresse, et oui, il y a de la paresse en moi, mais il y a surtout beaucoup de prévenance : quand je travaille plus que ces 4 jours par semaine, je grille complètement – je vrille – je brouille – je coule.

Quand j’ai par hasard plusieurs jours d’affilée de libres, cela peut être un vrai soulagement, une pause bienvenue, parce que j’ai besoin plus que tout de passer une centaine d’heures dans mon lit. Mais cela peut être au contraire oppressant, parce que je sais que le vide va s’installer beaucoup plus facilement, et que je n’aurai pas de rebond possible. Je bricole normalement mes semaines pour que les jours s’alternent. Ni trop là-bas, ni trop ici.

Passer du temps avec toi, avec nos amis, c’est mettre du chaos et de la vie et de l’ordre et du vent dans mes organes. Parfois, c’est aussi me faire glisser doucement vers mes oreillers, épuisée.

J’ai compris tout cela il y a longtemps et je ne me bats pas, je ne me culpabilise pas, j’aménage mes relations mon quotidien mes attentes de moi pour que cela soit agréable et réalisable.

Je passe parfois trois jours entiers à regarder des séries et j’ai donc arrêté de commencer de nouvelles séries pour ne plus tomber dans cet abîme précis. Je ne regarde plus que les séries en cours de diffusion, avec un épisode par semaine, donc.

Les gars qui tiennent l’épicerie en bas de chez moi le savent, eux, que je suis dépressive, quand ils me voient cinq jours consécutifs venir chercher à 21h un paquet de chips une glace une tablette de chocolat une limonade, mon seul repas de la journée, quand j’entre dans la boutique comme un fantôme, quand je ne touche ni le sol ni le fond de ma tête.

Ça ne fait pas de moi une ratée ou une à plaindre. D’autres ont des dépressions drôlement plus graves et handicapantes. Je vis, je vais au marché, je travaille, je ris, j’aime, je ne suis pas suicidaire même si j’aimerai souvent pouvoir disparaître, j’ai des ami·e·s, je t’ai toi, je m’émerveille, j’ai envie, je chante et même, ces dernières années, je danse.

Mais ça fait de moi une chose assez petite qui a parfois besoin de force beaucoup trop grande.

Tu sais pourquoi j’écris ce texte, ce soir, aujourd’hui ?

Je suis rentrée à Berlin il y a trois semaines avec l’objectif de quitter la ville d’ici la fin de l’année. Objectif non négociable.

J’ai donc pris la ferme résolution de ne plus laisser le néant s’installer en moi. Le néant a parfois flotté dans mes arabesques des semaines durant. Je ne vais jamais nulle part quand le néant dans mes racines sommeille, puisque le néant m’empêche de tout. Alors je me suis promis cette année de lutter contre le néant partout et tout le temps.

Je n’ai pas laissé le néant rester plus de quelques heures, plus de quelques jours.

Je suis fière. Je galère toujours à sortir de mon lit, je pleure ici ou là, mais j’ai rangé les placards, je cuisine parfois, j’essaie de prendre garde à mon sommeil. Je veille. Je guette le néant et j’ai décidé de l’éteindre.

Et alors ?

Et alors ça me mobilise une force de titan.

Et je réalise ces jours que quitter Berlin va me demander quatre ou cinq montages de détermination et d’énergie, et je ne vois pas, je ne sais pas, je n’imagine pas pouvoir trouver cela.

Je réalise que quitter Berlin va être cette lutte que je repousse depuis des années, à raison.

À raison, puisque je n’ai pas la moindre idée de comment mener cette histoire-là, quand j’ai l’impression d’avoir déroulé – usé – fait des nœuds dans tout mon fil narratif.

Voilà, c’est tout.
Je voulais juste une fois,
écrire cet état.

Ce n’est ni une insulte à celleux qui doivent se farcir pire,
ni une invitation à de la confiture d’amour,

c’est, juste, une fois,
nommer le quotidien.

Nommer c’est toujours bien.

 





4 commentaires

Herina G.

Un grand merci à vous d’avoir partagé votre histoire, avec autant de justesse. Au delà du fait que toutes nos vies sont uniques, elles résonnent toutes entre elles et c’est le ressenti que j’ai eu en vous lisant. Votre histoire apporte aussi un soulagement, à toutes celles et ceux, qui vivent ainsi, à leur manière, et dont je fais partie. Merci de tout coeur

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