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Le placard invisible Roseaux, magazine féministe  Janna B.



CW : biphobie, évocations d’actes sexuels

Il y a quelque temps, peut-être un an, je prenais le frais en terrasse avec un couple d’amis. Au cours de la conversation, j’évoque mon ex-copine, et puis on passe à autre chose, on commande une nouvelle tournée, j’oublie même que j’ai évoqué mon ex – et pourtant, alors que nous nous apprêtons à partir, mon amie me dit : « Ça alors, quand même, je ne savais pas que tu étais bie ! ». J’ai souri. Je n’ai rien dit. Dans ma tête, je lui ai répondu : « Moi non plus. »

J’ai passé la trentaine, et cette conversation n’est pas bien vieille. J’ai passé la trentaine, et depuis quinze ans j’ai des amant·es, des désirs, des amours, des histoires d’un soir et des drames au long cours – avec des hommes comme avec des femmes. Et pourtant, tu sais quoi ? J’ai toujours dit que j’étais hétéro. Oui, c’est absurde. Je n’ai pas d’excuse, mais j’ai des raisons.

« Je déteste les gens comme toi »

Cette jolie phrase, je la dois à mon ex, une fille avec qui je suis sortie pendant longtemps, et qui ne m’a jamais pardonné d’avoir toujours de l’attirance pour les hommes. Il faut choisir ton camp, camarade. Tu es une tiède, tu es une fausse lesbienne, tu n’assumes pas tes désirs, tu ne peux pas désirer un homme et m’aimer moi, tu me mens, tu te mens, tu es fausse. Je déteste les gens comme toi.

Voilà.

J’avais deux options. Soit je lui avais menti (parce que j’étais hétéro). Soit je me mentais (parce que j’étais lesbienne). Il paraît que c’est de la biphobie ordinaire et que c’est fréquent, « dans le milieu » – on trahit la cause, on ne va pas « au bout ». Dans mon cas personnel, je suis surtout tombée sur quelqu’un pour qui la sexualité, l’attirance physique ou romantique ne pouvaient exister que de manière binaire. Aimer, désirer les hommes. Aimer, désirer les femmes.

Pas d’entre-deux, pas de demi-mesure (et ne parlons même pas de celleux qui ne désirent personne, les oublié·e·s du spectre, les asexuel·le·s et les aromantiques, les personnes fluides dans le genre qui ne se retrouvent à aucune extrémité de ce désir binaire…) et surtout pas de double dose ! « Tu bouffes à tous les râteliers ». Je ne savais pas, je la croyais, je voulais croire à ce qu’elle croyait (l’amour tu sais), je m’en voulais qu’elle m’en veuille autant, alors je me suis dit – choisis ton camp.

Tout en culpabilisant de m’être peut-être trompée – et si elle avait raison, et si je jouais les hétéros par confort, par conformisme ? Et si j’avais fini par ne plus coucher qu’avec des hommes par facilité ? – j’ai fini par ne plus jamais engager d’histoires d’amour ni de coups d’un soir avec des femmes. Par peur de briser une autre personne. Par peur de la trahir de nouveau, avec cet envahissant, embarrassant désir des hommes qui ne disparaissait pas non plus. J’ai passé des années à désirer des femmes que je n’ai plus jamais osé toucher.

Same-sex, drugs & rock’n’roll

Finalement, je crois que j’ai mis mon mouchoir sur tout ça, j’ai fermé les écoutilles et je suis partie en immersion dans le monde tout lisse de l’hétérosexualité normée. Mes ami·e·s disaient de moi que j’étais « une ancienne goudou », que mon degré d’hétérosexualité diminuait proportionnellement à mon alcoolémie, iels en ont fait un genre de trophée. Achievement unlocked : être la gouine de la bande. La mascotte. C’était rock’n’roll d’avoir une copine qui se tapait des meufs – peu importe si rien n’était jamais arrivé de plus qu’un roulage de patin à la sauvette dans ma vie de lesbienne alcoolisée depuis des années.

La seule possibilité était grisante. J’en riais avec elleux. Iels savaient mieux que moi, je crois, que je n’étais « pas vraiment » hétéro – mais comme moi, et comme beaucoup, iels n’avaient pas d’autre mot, pas d’autre alternative, j’étais donc leur copine un peu borderline, mais jamais un·e seul·e d’entre elleux de m’a ouvert les yeux sur le fait que la multiplicité de mes désirs était normale. Alors j’en ai acquis une espèce de fierté déplacée – c’était ma façon à moi de me distinguer de la masse.

Ça rendait tout ce qui était « hors norme » (comprenez : non hétéro, non binaire) délicieusement subversif. Et me renvoyait à ces phrases qu’on entend trop souvent : c’est juste une phase, tu veux juste expérimenter, tu fais ça juste pour t’amuser. Alors je m’engluais un peu plus dans ma culpabilité, d’avoir foulé aux pieds les souffrances existentielles des « vraies lesbiennes », moi qui n’étais pas des leurs, moi qui n’avais pas à souffrir de l’homophobie, moi qui m’attribuais leurs codes et leurs désirs sans me faire jeter des pierres. J’avais honte de moi, que mes désirs – tellement réprimés qu’ils en devenaient presque théoriques – soient devenus un accessoire de mode.

Youporn ma tuer

Le problème avec les gens, c’est que tu ne sais jamais comment iels vont réagir à une information donnée. C’est rigolo souvent, mais pas toujours. Par exemple, quand je raconte ma rupture la plus dramatique ou mon plus grand coup de foudre, ou bien des trucs absurdes que j’ai faits par amour, parfois c’est d’une femme que je parle. Parfois, donc, je suis face à quelqu’un qui trouve ça cool (dans le sens où ça me rend intéressante à leurs yeux), et ça me met très mal à l’aise.

Je te parle pas de mes histoires de cul pour me faire mousser, je ferais ça si j’avais couché avec Beth Ditto ou Catherine Deneuve tu vois ? D’autres fois, j’ai une réaction un peu gênée, mais c’est rare. Souvent, les gens ne tiquent pas, ce qui est cool, ou bien iels attendent mille ans et demi pour me dire « je ne savais pas que tu étais bie » et comment veux-tu le savoir, je ne te l’ai jamais dit, je ne me le suis jamais dit ?

Et puis, il y a celleux chez qui ça allume une étincelle lubrique au fond des yeux. Sans blague, je sais pas ce que vous tapez dans Youporn quand vous cherchez un film à regarder, mais je dois avoir le chic pour ne tomber que sur des gens dont les 130 dernières recherches incluaient « FFM ». Ça ne rate jamais. Tu dis à une personne (très souvent, un mâle cis hétéro) que tu as un historique de sexe non hétéro, dans la seconde tu vois son petit cinéma mental s’allumer, dans lequel il te prend en levrette pendant que tu lèches les nichons d’une mannequin blonde avec un fond sonore libre de droits.

Sans blague. Une ou deux fois, on m’a proposé plus frontalement des plans à trois. Forcément, hein, si t’es cap de coucher avec des filles autant qu’avec des mecs, t’es consentante pour prendre en double, un·e seul·e partenaire ça te suffit pas, t’as le feu à la culotte, tout ça. Alors oui, j’ai continué à dire que j’étais hétéro, parce que je refuse aussi que mon historique personnel me serve d’argument pour pécho des plans de merde.

Coucher (avec une fille), c’est pas tromper

Parmi les mythes qui ont bercé mes illusions, il y en a un qui a fait long feu. Je me rends compte à quel point j’ai moi-même intégré cette absurdité, peut-être un peu tard. Dans un monde parfaitement binaire et hétéronormé, il n’est de rapport sexuel valable que celui qui implique un pénis dans un vagin. Thierry Ardisson avait posé la question devenue classique par la suite à Michel Rocard : est-ce que sucer, c’est tromper ? Et Rocard de répondre que non, sous les applaudissement du public et de l’animateur.

C’est symptomatique de cette vision hiérarchisée des actes sexuels : si une fellation n’est pas une trahison (alors qu’elle implique un pénis, a priori), c’est que ce rapport pourtant extrêmement intime n’est déjà pas considéré comme un rapport sexuel dans l’imaginaire collectif. Merci Michel.

Que dire alors des rapports entre femmes, qui dans la majeure partie des cas n’impliquent aucun pénis ? « La concurrence est moins forte », me dit-on. L’homme ne se sent pas menacé dans sa virilité et sa toute-puissance car la concurrence n’a pas de pénis, l’homme peut donc dormir tranquille, la concurrence n’en est pas une car elle n’en a pas une plus grosse que lui. Draguer, embrasser, coucher avec quelqu’un quand on est dans une relation monogame, ce n’est considéré comme tromperie que si l’autre personne est considérée comme un homme.

Draguer, embrasser, coucher avec une fille, ça a moins de valeur, moins d’importance, moins d’impact, moins de conséquences ? Je ne te jette pas la pierre si tu as déjà pensé ça, j’ai grandi avec cette croyance bien bien ancrée aussi. Je me suis dédouanée de toutes mes incartades, de toutes mes entorses aux contrats monogames que j’avais pu passer avec un homme, parce que j’étais comme Michel. Même si (mais ça doit venir du fait que, sans vouloir présumer de la sexualité de monsieur Rocard, je suis à peu près sûre d’avoir sucé plus que lui) j’ai toujours considéré que si, sucer, c’est tromper.

Illustration : Janna B.

Le coming-out bi, cette demi-sortie de demi-placard

Au-delà de ces anecdotes, j’ai vraiment, encore aujourd’hui, du mal à trouver ma place dans la lutte et dans la communauté. Parce qu’être bie, c’est aussi avoir du désir pour des hommes (et/ou des personnes identifiées comme telles), ça me donne l’impression d’avoir un parachute. Comme si les « vraies lesbiennes » étaient des funambules et que moi je faisais genre en marchant sur le bord du trottoir, mais en écartant bien les bras de temps en temps pour qu’on voie bien comment je pourrais aussi perdre l’équilibre.

Parce que le hasard, tout autant que les pressions que je me suis mises, a fait que même si j’ai désiré des personnes en tout genre ces dernières années, je n’ai concrétisé ce désir qu’avec des hommes. Je ne me sens pas encore complètement la légitimité de me dire bie parce que je ne souffre d’aucune oppression homophobe.

J’aurais aimé avoir des exemples, il y a longtemps, des héros et des héroïnes bi·e·s, des gens dont la bisexualité serait montrée comme un fait, pas comme un fourvoiement passager ou un prétexte à une scène de cul. J’ai manqué de modèles, et j’ai manqué de mots, je n’ai jamais vraiment été dans le placard (l’est-on seulement quand on peut en sortir un pied ?) et je n’ai jamais vraiment fait de coming-out. Parce que je ne savais pas quoi dire. Je ne savais même pas que je n’avais pas à choisir, et que ne pas choisir était légitime. Aujourd’hui, je sais. J’aime au pluriel. Je désire, je fantasme, je romance au pluriel. J’ai passé la trentaine, et j’ai enfin un mot à poser sur mes sentiments.

Bisexualité, j’écris ton nom.

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