Féminisme Societé Témoignages
Mujeres que luchan, en immersion avec les femmes en lutte au Chiapas Roseaux, magazine féministe  Lison et Pauline



NB : Ce témoignage aborde la lutte des femmes zapatistes de manière ciscentrée.

Les 8 et 9 mars, nous étions au Chiapas, un état au sud-est du Mexique, terre de luttes contre le capitalisme et de défense des territoires indigènes. La lutte y est menée par les zapatistes, qui se sont soulevé·e·s en 1994 pour réclamer l’autonomie et le droit à l’autodétermination des peuples indigènes, soutenu·e·s par les adhérent·e·s à la Sexta – la Sixième déclaration de la forêt Lancadone.

Malgré le refus du gouvernement mexicain d’accéder à leurs revendications, les zapatistes construisent depuis 25 ans des écoles, des hôpitaux, une justice, des collectifs agricoles et artisanaux pour développer leur autonomie. Les femmes prennent largement part à cette construction et à ces luttes sur tout le territoire du Chiapas et s’organisent pour combattre les violences faites aux femmes et le patriarcat prégnant. Nous avons participé à l’une de leurs rencontres et éprouvé ce fantastique élan féministe.

Le 8 mars 2018, les femmes zapatistes organisent une rencontre non-mixte appelant les femmes qui luttent du monde entier à les rejoindre pendant quatre jours au Caracol de Morelia (un caracol est un village zapatiste, il en existe cinq). 9 000 femmes de 27 régions du Mexique et de 37 pays du monde répondent à l’appel et se promettent de se battre pour qu’aucune femme, dans aucun coin du monde, n’ait peur d’être une femme. Suite à ce succès retentissant, rendez-vous est pris l’année prochaine, même endroit, même date.

La terre ne se vend pas

En février 2019, la rencontre de mars est annulée. Les femmes zapatistes envoient une lettre aux femmes qui luttent dans le monde et s’expliquent : le nouveau gouvernement mexicain prépare une série de mégaprojets pour exploiter le territoire qu’elles défendent depuis 25 ans. Sont prévus un parc éolien sur l’isthme de Tehuantepec ; un « train maya » pour développer le tourisme dans le sud-est du pays ; des plantations d’arbres pour développer le commerce du bois et des fruits, mais aussi l’ouverture du territoire du Chiapas à de grandes sociétés minières.

Pour les zapatistes, la terre ne se vend pas. Le gouvernement mexicain n’est pas de cet avis. Ses plans constituent une attaque des peuples indigènes, « de leurs communautés, de leurs terres, de leurs montagnes, de leurs rivières, de leurs animaux, de leurs plantes et même de leurs pierres ». Pas de place pour la célébration quand on se prépare à recevoir la garde nationale et les paramilitaires : « Nous nous battrons de toutes nos forces. S’ils conquièrent ces terres, il sera recouvert du sang des zapatistes. »

Le « progrès » qui n’en est pas un

Les femmes zapatistes refusent ce qu’on appelle abusivement le « progrès » : de quel progrès parle-t-on quand les femmes continuent d’être battues, violées et assassinées ? En territoire zapatiste, écrivent-elles, aucune femme n’a été tuée depuis de nombreuses années : « Combien de femmes ont été tuées dans ces mondes progressistes au moment où vous lisez ces mots, compañeras ? » Au Mexique, les violences contre les femmes parce qu’elles sont femmes augmentent de manière dramatique ces dernières années et l’immense majorité des féminicides restent impunis.

« Continuez à vous battre dans votre monde, nous enjoignent-elles, et prenez soin de vos camarades et sœurs. Rassemblez-vous dans votre monde. Nous ne serons pas là, mais ne nous regardez pas avec tristesse ou pitié. Nous vous regarderons et nous chuchoterons à votre oreille “Où est votre petite lumière ? Que vous avons-nous donné ? » »

Le 11 février, 38 collectifs féministes et 853 femmes leur répondent. « Nous continuons à prendre soin de cette lumière afin d’être, marcher et lutter ensemble […] Vous n’êtes pas seules compañeras zapatistas, amies et sœurs, et vos enfants, familles et peuples ne le sont pas non plus ! »

Quelques jours plus tard, nous recevons une autre invitation des adhérentes à la Sexta :

En réponse à l’appel des compañeras zapatistes, les 8 et 9 mars, nous vous invitons à célébrer la vie, nous retrouver, pour nous renforcer et élaborer des propositions d’actions telles que celles des femmes adhérentes à la Sexta et, avec ces femmes avec qui nous partageons le chemin de la lutte pour l'autonomie et pour la liberté. [...] Nous vous invitons à prendre part à cette rencontre pour apprendre à nous connaître, nous organiser et faire face à la guerre systémique qui mène au féminicide et au durcissement de l'exploitation, au mépris et à la dépossession de nos espaces de vie. Parce que « même si les temps sont difficiles, nous devons rester ce que nous sommes, c'est que nous sommes des femmes qui combattent », comme l’ont écrit les femmes zapatistes.

La marche

Le matin du 8 mars, journée internationale des droits des femmes, nous nous rendons sur la place de la Ciudad Administrativa de San Cristóbal de Las Casas. Une centaine de femmes y sont déjà : les indigènes assises à l’ombre de leurs parapluies et les gringas qui peaufinent leur pancartes et se dessinent sur le visage et le corps des traits et des mots violets et verts. Les feutres et rouges à lèvres se prêtent et s’échangent. Le vert lié aux droits de disposer de son corps, nous explique-t-on, et le violet, la couleur des féministes. Quelques hommes errent autour du rassemblement.

 

 

La batucada se lance : « ¡No queremos machos ! ¡Que nos asesinan ! » (Nous ne voulons pas de machos ! Qui nous assassinent !) sur l’air de We will rock you ; « ¡Te dije que no ! ¡Mi cuerpo es mía ! » (Je te dis que c’est non ! Mon corps est à moi !) Quatre femmes brandissant des figures en carton de femmes zapatistes fendent la foule sous les acclamations. Pas de police à l’horizon, mais on nous dit de faire attention et de ne pas nous éloigner du cortège.

Une femme crie « on commence la marche ! ». Une autre : « les hommes derrière ! ». Une dizaine clôt la marche. Les adhérentes à la Sexta prennent la tête du cortège de 300 femmes, avec une banderole sur la campagne contre les violences faites aux femmes et le féminicide au Chiapas, une autre des Mujeres de Maíz en Resistencia (les « femmes de maïs en Résistance » : selon la mythologie indigène reprise par les zapatistes, les femmes et les hommes viennent du maïs), une autre proclame « la terre mère n’est pas à vendre » et une dernière contre la militarisation du territoire du Chiapas : « Nous voulons un pays où nous pouvons marcher libres. »

Nous marchons sous le soleil, la marche est dynamique, les femmes déterminées dans leur gaieté. Beaucoup de chants et de danses. Beaucoup de pancartes, beaucoup de slogans. Justes. Des pancartes roses et violettes parsèment le cortège : « Nous exigeons la libération immédiate de Francisca Flor de la Cruz Hernandez » et « Justice pour Erika ». L’un des derniers féminicides en date et une double peine : Erika a été retrouvée assassinée le 8 août 2018 à l’entrée de San Cristóbal de Las Casas, portant des traces de violences sexuelles. Sa tante Francisca est accusée du meurtre et emprisonnée depuis, après avoir été torturée pour obtenir ses aveux.

Dans les rues commerçantes, on chante « Monsieur, Madame, ne soyez pas indifférent·es. On tue des femmes dans les maisons des gens. » Derrière les vitrines, des femmes qui travaillent chantent avec nous. Certains hommes sur le pas de porte des boutiques ont des mines moins enthousiastes.

 

À l’arrivée de la marche Plaza de la Paz, des prises de paroles s’enchaînent sur une estrade sur laquelle ont été accrochées les figures de compañeras zapatistes, tandis que les banderoles et les pancartes posées au sol s’envolent. On rappelle l’emprisonnement de Francisca et l’assassinat d’Erika. On pense aux femmes zapatistes et on rappelle leur lettre aux femmes qui luttent. On revendique le droit de vivre libre et en sécurité dans la ville. On revendique le droit de vivre libre dans les territoires. On appelle à des actions féministes permanentes, intersectionnelles et anticoloniales. On rappelle que le 8 mars n’est pas un jour de fête, qu’on ne veut pas des fleurs, mais des droits.

La rencontre

La marche terminée, nous retrouvons des représentant·e·s de 31 collectifs de la région au CODIMUJ, un lieu dédié aux luttes des femmes, situé dans un endroit plus excentré de San Cristobal de Las Casas.

C’était parti pour une journée et demie d’ateliers, de jeux et d’activités dans une atmosphère de sororité joyeuse en contraste total avec la gravité et l’urgence des luttes à poursuivre et à renforcer. Parce qu’il faut bien ça, pour trouver le courage d’affronter les violences de la vie quotidienne et plus encore pour lutter contre, nous l’avons compris avec force. Des espaces safe exempts de toute violence, sont nécessaires pour faire le plein de soutien et d’amour, pour ancrer au fond de soi le réconfort et la certitude qu’on ne lutte pas seule.

Dès les premiers instants, nous avons trouvé dans le regard que ces femmes posaient sur nous une bienveillance et un soutien désarmants, qui nous invitaient à le porter sur elles à notre tour. Nous avions préparé une courte présentation de nos activités féministes, comme pour justifier notre présence, habituées que nous sommes à dérouler nos situations et nos CV dans chaque groupe social que nous rejoignons pour répondre au besoin répandu de situer et cerner toute personne que nous côtoyons. Ici, aucune méfiance, aucune injonction à expliquer les raisons de notre venue ou à lister nos faits d’armes. Ici, nous recevions toutes la même considération, qui que nous soyons.

L’organisation

Les deux jours étaient organisés de façon à ce que chacun·e prenne la parole devant tou·te·s ou dans des groupes restreints, prenant en considération les degrés divers de confiance des personnes présentes. Les prises de parole s’enchaînaient en toute fluidité, lentement, avec une écoute réelle, se complétant, sans qu’aucun·e ne répète ce qui avait été dit ni ne coupe un·e autre. Étaient aussi pris en considération les différents niveaux de connaissance de la langue castillane. Une occasion de plus pour les organisatrices de faire preuve d’ingéniosité.

Par exemple, la question de la place des luttes féministes et du harcèlement des femmes au sein des mouvements sociaux a été abordée à travers une pièce de théâtre-forum de la compagnie Magdalena San Cristobal : nul besoin d’écrire ou de lire, seulement de regarder, d’analyser et de proposer des solutions en action, avec son corps sur l’espace de la scène. Une autre fois, la restitution d’ateliers de réflexion autour des sept principes fondamentaux des zapatistes s’est faite non pas traditionnellement, à l’oral par une rapportrice désignée par le groupe, mais à travers des chansons et des mises en scène.

Les sept principes fondamentaux des zapatistes :

Representar y no suplantar (représenter et non imiter)

Convencer y no vencer (convaincre et non vaincre)

Bajar y no subir (s’autonomiser par le bas et ne pas s’institutionnaliser)

Construir y no destruir (construire et non détruire)

Proponer y no imponer (proposer et non imposer)

Servir y no servirse (servir et non se servir)

Obedecer y no mandar (obéir et non commander)

 

 

 

L’organisation était impeccable – quelques hommes y ont contribué, à la cuisine et pour garder les enfants – et malgré les conditions (pas d’eau potable sur le lieu, lieu à sécuriser, temps imparti très court), la création d’un espace bienveillant et sécurisant a permis une qualité d’échanges rare. Le cadre de la rencontre s’est imposé naturellement : nous nous sommes écouté·e·s, nous nous sommes vu·e·s, nous nous sommes reconnu·e·s. Nous prenions le temps de nous saluer, de nous toucher, de nous sourire, de nous lier, comme si chaque geste était l’opportunité de maintenir cet espace de sécurité, de liberté et de solidarité.

La solidarité

Mercedes Oliveras, une anthropologue octogénaire à la voix tremblante d’émotion s’est excusée de commencer la rencontre avec un discours pessimiste et inquiet. L’émotion était palpable : cette femme s’est battue toute sa vie, voit la situation se détériorer et trouve malgré tout la force de se joindre à nous. Parce que les combats à mener sont difficiles et violents, la sororité n’est pas optionnelle. Nous sommes des femmes qui luttons et nous sommes égales. Nos expériences et nos souffrances sont différentes, mais chaque violence reçue par l’une d’entre nous nous concerne toutes.

Il ne s’agit pas d’une simple empathie, elle nous concerne toutes parce que les violences faites aux femmes sont systémiques et structurelles : chaque violence subie au niveau individuel n’est pas anecdotique, elle est la conséquence d’un système patriarcal global qui autorise et laisse le plus souvent impunies les violences envers les femmes. Le personnel et le collectif sont intrinsèquement liés : « Si tu touches à l’une de nous, tu touches chacune de nous ». Ainsi lorsque le chagrin d’une femme explose à l’évocation de violences à l’égard de sa fille, sa peine devient la nôtre et un cercle de soutien se forme immédiatement autour d’elle.

Une lutte sans unité est vaine, il faut écouter, valoriser, remercier, soutenir, se reconnaître, se renforcer. Tous ces verbes que nous avons entendus jusqu’à l’ivresse, répétés sans cesse comme pour les confirmer à chaque instant, pour s’accorder, pour faire communauté. Ces verbes, nous les avons compris dans nos têtes, mais nous les avons aussi ressentis dans nos corps.

Cette rencontre était conçue pour nous faire réfléchir à des solutions et organiser la lutte, mais l’accent était mis sur la prise en compte des effets des violences sur nos corps, individuels et collectifs. Nous avons, sur une silhouette de femme, dessiné l’endroit où nous ressentions les violences. Nous avons ressenti le corps collectif en nous mettant en mouvement et en accord avec les corps des autres, en nous adaptant aux rythmes de chacun·e pour mieux évoluer ensemble et sentir la force du mouvement des corps dans une même direction.

Au moment de donner nos ressentis sur cet exercice, nous avons exprimé la force d’être ensemble, de nous entraider naturellement, d’être plus intelligent·e·s à plusieurs, de nous faire confiance. Nous nous sentions en sécurité, nous étions heureux·ses, lié·e·s, uni·e·s sans même nous connaître.

Faire unité était un préalable nécessaire pour affronter la longue énumération sans hiérarchie des violences à combattre, du harcèlement de rue aux féminicides ; de la dépossession des territoires à la contamination polluante de la nature et des corps ; de l’exploitation du corps et du travail des femmes aux enfants sexuellement abusés.

Les solutions

Au fil des deux jours se sont dessinées des solutions à mettre en œuvre. Les unes très concrètes : se former à l’auto-défense physique et psychologique ; s’informer et étudier en nous remémorant les connaissances de nos ancêtres et des femmes qui ont lutté avant nous ; rendre visible la violence dans toutes ses expressions pour mieux la combattre. Les autres de l’ordre d’un comportement à adopter pour soi et à encourager chez les autres : élever la voix, respecter le silence et la vulnérabilité ; nous comporter de manière antipatriarcale ; nous reconnaître et nous respecter en tant que femmes qui luttent pour les droits humains, sociaux et environnementaux. D’autres sont encore à revendiquer, comme la valorisation du travail, de la production et de la reproduction des femmes.

Des questions restent ouvertes à l’issue de la rencontre : comment se retrouver, à quel rythme ? Comment s’organiser ? Quelles actions mener ? Par quoi commencer sans hiérarchiser ? Comment concilier l’urgence et le temps de la stratégie ? Rendez-vous a déjà été pris le 10 avril pour commencer à y répondre et poursuivre la dynamique amorcée avec brio. Une délégation de femmes qui luttent sera présente à l’événement organisé par les companer@s d’Amilcingo dans l’Etat de Morelos pour les 100 ans de l’assassinat de Zapata.

Avant de nous quitter, Luz entonne un chant, suivie aussitôt par tou·te·s, ému·e·s, rassemblé·e·s en une grande étreinte :

En espiral hacia el centro, el centro del corazón.
En espiral hacia el centro, el centro del corazón.
Somos tejido somos tejedoras,
Somos sueños y soñadoras

(Spirale vers le centre, le centre du cœur, spirale vers le centre, le centre du cœur, nous sommes tissus et tisseuses, nous sommes rêves et rêveuses)

Remerciements

Merci aux organisatrices de nous avoir conviées à ce moment rare et merci à ces femmes extraordinaires pour leur énergie et leur sororité. Être là et être, penser, ressentir, être bouleversées avec elles, représente une chance incroyable. Ces quelques mots tentent de transmettre cette rencontre avec toute la difficulté de mettre à l’écrit ce qui se vit. Parce que transmettre ainsi semble bien peu, nous revenons avec la conviction de la nécessité de créer plus d’espaces et de temps pour les femmes.

Les cadres non mixtes sont un préalable à la réalisation féministe, une condition nécessaire pour prendre conscience de notre condition de femmes commune. Nos contextes sont différents mais nos combats sont les mêmes partout à travers le monde. Nous devons nous reconnaître pour nous renforcer, sentir la puissance de notre nombre et nous soutenir dans nos réalités locales. Il est nécessaire de créer de tels espaces, partout, pour toutes, pour nous donner de la force et sentir notre puissance. Nous sommes partout et partout nous sommes opprimées ; nous sommes partout et partout nous luttons.

 

Pour aller plus loin, quelques liens :

- La Sixième déclaration de la forêt Landacone

- Julia Arnaud, « 25 ans plus tard : le zapatisme poursuit sa lutte », Ballast, mai 2019

- Quelques images de la rencontre au Caracol de Morelia
- Un article en espagnol sur le féminicide d'Erika




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