TW : Viol, description d’actes sexuels, mention de prostitution de mineur·e.
Mathilde est travailleuse sociale. Elle a quitté la France il y a un an – l’occasion pour elle de prendre du recul et de jeter un regard neuf sur le travail social en France, et notamment la protection de l’enfance, à travers l’histoire tristement banale de Sonia.
NB. Cet article est ciscentré et ne traite pas de la façon dont les services sociaux échouent à protéger les jeunes personnes trans*.
La scène se déroule dans un service de protection de l’enfance. Sonia*, jeune fille de 15 ans, est placée sous une ordonnance du juge depuis peu. Ce placement fait suite « aux mises en danger répétées » de l’adolescente. Six mois auparavant, Sonia a été victime d’un viol : elle a invité un garçon du collège chez elle, mais une fois seuls dans sa chambre, Sonia n’avait pas envie de faire l’amour. Le garçon l’a forcée, elle a tardé à dénoncer les faits. D’autant plus que l’année précédente, Sonia a fait des fellations à un garçon dans les toilettes du collège, et cela s’est su dans tout l’établissement.
La famille ne tarde pas à être mise au courant, ses parents sont abasourdis. Leur réaction ? Iels confinent Sonia chez eux. Dorénavant, elle n’aura plus le droit de sortir de l’appartement, si ce n’est pour aller au collège. Finis les pantalons troués et moulants, le vernis à ongles et le gloss. Les parents hésitent à aller porter plainte pour cette fameuse histoire de viol, le policier les en dissuade. Quelle légitimité accorder aux dires d’une jeune fille qui, une année plus tôt, suçait volontairement des garçons dans des toilettes ?
Le premier mécanisme de culpabilité est alors enclenché. Dans cette avalanche d’évènements, à aucun moment la détresse de Sonia n’est reconnue, elle est ce que je qualifie de victime de second plan. Dans un tableau, le second plan désigne les détails, les partis secondaires qui demandent à être traitées plus sobrement. Certes, ce que Sonia raconte peut être qualifié de viol aux yeux de la loi, mais le regard tout entier de la société remet en question la véracité de ses propos. Et surtout, plane cette fameuse question, ne l’aurait-elle pas un peu cherché ?
Un matin, Sonia craque. Elle se rend dans le bureau de l’assistante sociale et révèle le comportement tyrannique de ses parents, parfois même violent, tout en revenant sur son viol dont personne ne semble prendre la mesure. Le soir même, Sonia est placée en service d’accueil d’urgence, sans avoir conscience que ce n’est que le début d’une longue descente aux enfers.
Les histoires de viol et d’abus sont tristement banales au sein de la protection de l’enfance. La réponse des institutions est souvent la même : un rendez-vous au planning familial pour parler des maladies sexuellement transmissibles suivi d’un rendez-vous chez le·a psy, si l’emploi du temps le permet, ainsi que quelques mises en garde des éducateur·ices. Une succession d’étapes qui martèlent, implicitement, ce même message : chères jeunes filles, protégez-vous, soyez responsables face aux prédateurs que sont les hommes. Agissez en conséquence, cultivez cette peur au fond de vous-mêmes, la peur d’être agressée – et ne sortez pas le ventre à l’air, au risque d’être provocatrice !
En parallèle, quel discours tenons-nous aux garçons ? Insiste-t-on sur la portée de leurs actes et sur leur responsabilité ? Ces jeunes adolescents se sont-ils également construits avec la crainte d’être provocant, la peur de croiser une jeune fille en bas d’un bâtiment, l’angoisse d’être porteur d’une MST ? Bien souvent, le mécanisme est inversé, faire peur aux filles.
D’ailleurs, très rapidement, l’orientation de Sonia est décidée : un foyer réservé uniquement aux jeunes filles. Une logique implacable : puisque Sonia a été abusée par un homme, éloignons-la de tout environnement masculin ! Sonia dépend des services de protection de l’enfance, et dans ces circonstances, la protection de Sonia est pensée comme une mise sous cloche. Nous pourrions imaginer une réflexion toute autre, qui consisterait à légitimer Sonia dans son statut de jeune fille, la reconnaître également dans son statut de victime, tout en lui offrant une place dans la société. Une place qui ne consiste pas qu’à s’adapter aux comportements déviants de certains hommes, ni à endosser son costume de proie une fois franchi le seuil de la maison, mais une place qui rend visible Sonia, là où l’agression rend la blessure invisible.
Lors d’une réunion d’équipe, une remarque d’apparence anodine illustre toute un mécanisme de pensée. Alors que l’échange autour de la situation de Sonia débute, un collègue intervient « en même temps, quand on voit comment Sonia se comporte dans la salle juste derrière, ce n’est pas très étonnant… Elle est la seule fille et elle y reste, elle s’assoit collée aux garçons. Je veux dire, c’est une jeune qui est incapable de se protéger. »
Nous y sommes donc : une adolescente qui se trouve dans son espace de vie, réservé à l’ensemble des jeunes, sous prétexte qu’elle est la seule fille, doit pressentir une situation potentiellement dangereuse. Pire, c’est à elle de quitter les lieux pour aller s’asseoir dans le couloir. Et nous, professionnel·le·s de l’éducation, validons cette théorie selon laquelle lorsque nous sommes une femme, nous sommes dans l’obligation d’intérioriser une cartographie d’un environnement qui nous est hostile : changer de wagon dans le RER si je suis seule, faire un détour pour ne pas passer devant l’arrêt de bus.
Cette réflexion n’est pas réservée aux hommes, une collègue surenchérit : « il faut admettre qu’elle a tendance à faire la pute, excusez moi l’expression. » Non, je n’excuse pas cette expression. Quelles arrières-pensées révèlent cette phrase ? Celles bien ancrées qui veulent qu’une jeune fille ayant subi un viol doit porter, physiquement, l’agression ? Paradoxe, quand on sait qu’une agression sexuelle ne s’attaque pas à la surface d’un corps mais bel et bien à son intérieur. L’imaginaire collectif visualise une jeune fille prostrée, détournant le regard face aux hommes. Lorsqu’au contraire son attitude témoigne d’un intérêt vers ces derniers, la graine de la suspicion germe dans les esprits.
À l’issue des trois mois passés au service d’accueil d’urgence, Sonia a été orientée vers un foyer de jeunes filles. La majorité des professionnel·e·s de la protection de l’enfance suivent une logique identique : protéger les jeunes filles en les excluant de la mixité. Pour certaines d’entre elles, cette démarche est sensée, pour autant, peut-elle être généralisée ? Les foyers, par définition, réunissent des jeunes aux parcours de vie semés d’embûches. Certain·e·s, placé·e·s depuis des années, connaissent les rouages de la protection de l’enfance et demander un bon de vêture est une phrase courante. Pour d’autres, il s’agit d’un premier placement, un monde inconnu s’ouvre à elleux, leurs repères sont bouleversés et ils perçoivent tout d’un coup la possibilité de vivre dangereusement.
Un an plus tard, lors d’un accompagnement au foyer départemental de l’enfance, j’aperçois Sonia, cigarette à la main, pieds nus devant le foyer, hurlant tout un tas d’insultes. Presque impossible de la reconnaitre : elle réunit à elle seule toutes les mauvaises caricatures de la jeune fille en foyer. Une éducatrice me glisse qu’elle a été exclue de son ancien foyer pour fugues et suspicion de prostitution.
Depuis, Sonia est déscolarisée, bel et bien engrainée dans un réseau de prostitution. Son placement a été reconduit, le fossé entre sa famille et elle s’est creusé. Tout·e professionnel·le de la protection de l’enfance le sait, les adolescentes placées ont tendance à fuguer et un grand nombre d’entre elles se prostituent, les garçons, quant à eux, s’enfoncent souvent dans la délinquance. À quel moment, dans l’histoire de ces jeunes, cette vérité s’installe t’elle ?
Aujourd’hui, j’interroge notre responsabilité professionnelle et individuelle. À l’heure où la parole des femmes se soulève dans la sphère publique, où les langues se délient et où le féminisme ne cesse d’interroger la société, qu’en est-il au sein du travail social ? Il est temps de prendre la mesure de ce fléau. Le travail social ne peut pallier à tout un système, mais il a un rôle à jouer. Prenons conscience de ce que nous représentons aux yeux de ces adolescent·e·s en perte de repères. Si certains professionnels s’autorisent à traiter ces jeunes de « putes » en réunion, leur pratique professionnelle auprès d’elles est forcément impactée. Le travail social devient alors la continuité d’un sexisme structurel, la pathétique reproduction du rapport de domination des hommes dans notre société. A notre échelle, participons à déconstruire les mentalités, en commençant par nous interroger sur nos propres représentations.
Quelle responsabilité avons-nous dans la descente aux enfers de Sonia ? Quel rôle a joué le sexisme, évident comme intériorisé, dans les parcours chaotiques de ces jeunes placé·e·s sous notre responsabilité ? Quels schémas avons-nous proposés, concsiemment ou non, à des adolescent·e·s en mal de repères, pour qu’en quelques années ils reproduisent ce que notre société offre de plus sombre ?
A nous, professionnels, d’offrir des réponses différentes à ces adolescent·e·s et surtout, à nous de questionner la société dans son ensemble. Si nous ne pouvons mettre en lumières ses zones d’ombres, qui s’en chargera ?
* Le prénom a été changé
Analyse très juste.
Le système les noie et ne les aide que si peu.
Merci pour ton témoignage. Je suis éducatrice spécialisée.