Féminisme Interviews
Histoire du genre, festivals féministes et intersectionnalité

L'université entre colère et espoir

Roseaux, magazine féministe



Yasmina* est maîtresse de conférences en histoire. C’est un métier qui consiste d’une part à faire des heures d’enseignement (192 heures par an en moyenne), et de l’autre à faire de la recherche. Une grande partie du temps est également consacrée aux tâches administratives, et à s’adapter aux nouvelles contraintes apportées par chaque ministère.
Avec elle, on a parlé de féminisme intersectionnel, d’enseignement de l’histoire du genre, de discriminations au sein du milieu académique, de colère et d’espoir.

Comment es-tu venue au féminisme intersectionnel  ?

J’ai eu tout d’abord une éducation un peu féministe. Maintenant que je sais ce que c’est, c’était la base, mais c’était déjà pas mal. Je viens d’une famille de femmes, j’ai une mère qui était assez engagée dans les combats de 68. Donc depuis que je suis toute petite, j’entends qu’il faut que je fasse des études, que j’aie un boulot, que je sois indépendante.

Pour ma mère, qui vient d’une famille où les femmes ne travaillaient pas et faisaient plein d’enfants, c’était extrêmement important de nous transmettre l’idée qu’une femme doit travailler et être autonome. Donc c’était les bases, vraiment minimales, mais c’était déjà pas mal.

Mon vrai intérêt pour le féminisme est venu progressivement, autour des années 2012-2013, donc au moment du mariage pour tous, j’avais 37 ou 38 ans. Avec une collègue, nous nous disions déjà depuis 2 ou 3 ans qu’il fallait faire un cours d’histoire du genre, nous l’avons mis en place début 2013. J’ai commencé les cours avec elle en binôme. 

Le fait d’être en couple avec une femme pour la première fois à l’époque m’a quand même pas mal poussée à m’interroger sur le sexisme et l’homophobie. Je pense aussi qu’à ce moment-là, il y a eu un frémissement des mouvements féministes, qui ont repris de manière plus ou moins marquée. 

Et puis vu le succès des cours d’histoire du genre, on a continué, on a fait école, c’est-à-dire qu’après, des collègues d’histoire antique et d’histoire contemporaine ont ouvert elles aussi un cours d’histoire du genre. Et maintenant, à part l’histoire médiévale, tout le monde fait de l’histoire du genre.

Et ce qui a dû jouer aussi, peut-être plus tardivement, c’est que j’ai une collègue en philosophie qui s’intéresse aussi à ces questions, donc il y a eu des discussions informelles, ce qui fait qu’on s’est retrouvées, sans se concerter, à faire, chacune, elle un cours de philo du genre en anglais, et moi un cours d’histoire du genre à peu près au même moment.

Comment est-ce que tu intègres le féminisme dans ton travail  ?

Dans ma pédagogie je fais très attention non seulement à donner la parole aux étudiantes, mais aussi à leur faire remarquer qu’elles occupent une place très silencieuse dans la classe, qu’il y a un déséquilibre. Sans culpabiliser les garçons.

La deuxième chose se joue au niveau de mes collègues : on s’est aperçues, au moment des mouvements contre Parcoursup (la plateforme permettant aux futur·es étudiant·e·s de formuler des vœux avant d’intégrer une université et dont les dysfonctionnements ont occasionné de nombreuses critiques, NDLR), qu’il y avait un clivage très fort, à la fois entre professeur·e·s et maître·sse·s de conférences (les premier·e·s ayant passé un concours spécifique les habilitant à encadrer des recherches, que les second·e·s n’ont pas ou pas encore passé, NDLR), et aussi un clivage entre hommes et femmes, qui recoupait le premier. Globalement, celles, et ceux qui étaient contre la réforme, étaient maître·sse·s de conférences, plutôt des femmes, et si c’était des hommes, c’était des hommes alliés du féminisme, clairement.

C’était très intéressant parce que le débat autour de Parcoursup s’est très mal passé dans mon université, notamment parce qu’il n’y a pas eu de discussion officiellement organisée. Le débat s’est transformé en règlements de comptes par mail, avec une direction, masculine, qui a fait preuve de condescendance à notre égard (les anti Parcoursup, NDLR) ; on l’a perçu comme ça en tout cas.

Cet épisode nous a confortées dans l’idée qu’il fallait mettre des femmes à des postes de direction. Et surtout, spontanément, sans qu’on se soit concertées, dans les débats, on faisait en sorte que, dès qu’une prenait la parole, la suivante commençait par conforter ce que disait la première, pour ensuite dire autre chose. C’était une espèce de système de soutien qui s’est systématiquement organisé pendant les pendant les débats qui étaient très durs.

La question de solidarité et de soutien entre maîtresses de conférences s’est posée à ce moment-là, même si en fait on n’a pas toutes les mêmes positions, globalement on était assez d’accord. C’était une deuxième pratique.

L’autre pratique féministe, c’est l’usage de l’écriture inclusive dans tous les e-mails, bien sûr. Je pense que je fais plus attention aussi à la manière dont on parle, comment parlent les hommes, et je m’efforce de leur faire remarquer quand il y a quelque chose qui est de l’ordre du mansplaining par exemple. Ça m’a fait vraiment voir les rapports de domination à l’intérieur de l’université. À partir du moment où on a une lecture genrée de la vie et du monde social, les hiérarchies de genre sautent aux yeux, notamment à l’université.

Il y a quelques mois, tu as organisé un festival féministe d’une semaine, ce qui était une première pour l’université dans laquelle tu travailles. Quelles ont été les difficultés auxquelles tu as été confrontée ?

J’ai rencontré d’abord assez peu de difficultés. J’ai été surprise de voir que j’avais plutôt un bon accueil. Enfin, ça dépend par qui. J’ai reçu un soutien total de la mission culture et de la mission égalité hommes-femmes de l’université. Les étudiantes, bénévoles, étaient également très impliquées. En revanche je n’ai eu que deux collègues hommes qui sont venus soit à une conférence soit un atelier, et qui ont manifesté de la curiosité.

Pour les autres, ça a été comme s’il ne s’était rien passé. Je n’ai eu ni question, ni retour négatif, ni critique. Mais c’est aussi l’habitude universitaire que de ne pas montrer publiquement ou frontalement une opposition. Je pense qu’effectivement certains étaient choqués, parce qu’un peu plus tard on a eu un retour un peu désagréable, d’un collègue qui nous a expliqué que le genre était une idéologie et qu’on n’avait pas à en parler à la fac… Ou récemment une collègue professeure m’a expliqué que la parité était une injonction insupportable.

Je pense que je reçois surtout des critiques sous-jacentes. Je n’ai donc pas rencontré d’obstacles mais je n’ai évidemment reçu aucun encouragement. D’ailleurs je n’en demandais peut-être pas tant de la part de collègues masculins [rires]… mais tout de même, pas une lueur d’intérêt ou de curiosité, par exemple, aller écouter une conférence très académique, c’est facile pour eux. Mais non.

On a tendance à souligner les discriminations à l’œuvre dans les milieux sociaux défavorisés. Ce qui permet de laisser de côté le fait qu’elles existent aussi ailleurs. Est-ce que tu peux nous dire comment est la situation en sciences humaines aujourd’hui, à l’université  ? Et est-ce que tu as l’impression qu’il y a une évolution à l’œuvre depuis vingt ans que tu es dans ce milieu-là ?

Oui il y a une évolution, que j’ai sentie parce que j’ai reçu tout de suite des retours très positifs sur le festival. En fait, en ce moment, les universités qui sont inscrites dans un réseau international connaissent assez bien les autres universités, européennes ou américaines, et veulent vraiment s’orienter vers ces modèles qui adoptent un certain nombre d’éléments de langage ou d’organismes veillant à l’égalité des genres.

Malheureusement ces missions Egalité ou anti-harcèlement sont souvent des coquilles vides. Par contre, il y a eu la mise en place d’une cellule anti-harcèlement très efficace par Hyacinthe Ravet à Paris-Sorbonne. Iels ont même une page web qui est dédiée à ça, qui décrit toutes les étapes et donne des contacts.

Ici c’est désormais en place, mais il y a eu très peu de communication là-dessus auprès des étudiant·e·s et des personnels enseignants et administratifs. La deuxième chose qui a été mise en place après #metoo a été une campagne d’affiches sur le harcèlement s’adressant aux doctorant·e·s, mais seulement à elleux.

Je n’ai pas répondu exactement à ta question sur le féminisme intersectionnel de tout à l’heure. J’ai commencé à l’introduire dans mes cours il y a quelques années. Je ne vois pas tellement de réflexions sur le féminisme intersectionnel à l’université, mais s’il pouvait déjà y avoir une réflexion tout court ça ne serait pas mal. Parce que globalement à l’université il me semble que celleux qui veulent mettre des choses en place restent encore sur une conception du féminisme qui est assez traditionnelle, universaliste, blanche et bourgeoise.

Il y a des collègues qui se déclarent féministes mais je pense qu’il y a vraiment deux camps, en quelque sorte. Il y a d’un côté les féministes intersectionnelles et les autres qui restent dans une tradition héritée des années 1980. Ce qui ne nous empêche pas de travailler, de réfléchir et de débattre ensemble. Mais je sens qu’il y a quand même une césure. Je crois que c’est plus de l’ignorance qu’un choix idéologique.

Tu veux dire qu’elles ne sont pas foncièrement contre l’intersectionnalité, mais qu’elles ne connaissent pas ?

C’est ça. Idem pour ce qui est de la pensée queer ou du féminisme décolonial. Justement dans la foulée du festival, on voudrait mettre en place avec mes collègues un séminaire où on débat de ces questions-là pour apprendre, discuter, écouter des spécialistes sur le sujet, par exemple des philosophes et des sociologues.

Pour en revenir aux discriminations à la fac en sciences humaines. Où est-ce que ça en est ? Est-ce qu’il y en a beaucoup ? Comment est-ce qu’elles se manifestent ?

C’est très compliqué. Je pense qu’il n’y en a pas tellement au niveau du recrutement des maître·sse·s de conférences parce que je crois que maintenant il y a autant, voire plus, de maîtresses de conférences, en sciences humaines, que de maîtres de conférences.

En fait, la différence se voit très clairement au niveau du professorat. C’était toute la question d’une pétition qui a eu lieu en octobre, d’historiennes, à propos du Festival de Blois : dénoncer la situation est compliqué parce qu’en apparence tout va très bien. Sauf que là où il y a des enjeux de pouvoir, d’argent, de visibilité médiatique, d’édition prestigieuse, il n’y a pratiquement que des hommes.

Il y a certes quelques femmes qui sont des femmes de l’ancienne génération, qui ont arraché un peu à la force du poignet leur place toutes seules, et sans jamais mettre en place l’idée de sororité ou du féminisme à l’université. Je crois qu’il y a environ 25 % de femmes qui atteignent le professorat. Le contraste est surtout saisissant dans les médias, ou dans la direction de collections de livres d’histoire. Là où il y a du pouvoir symbolique ou financier, il n’y a presque que des hommes.

Et concernant les minorités ? Parce qu’on a l’impression que c’est très cis, très blanc, très hétéro, très bourgeois…

Oui, très blanc. Je pense que c’est un problème inhérent aux sciences humaines en général. Si je prends des étudiant·e·s de licence, je vais avoir très très peu de personnes racisées. Là, je viens de faire un cours, je n’ai pas compté exactement, mais je dirais 5 sur trente. Il y en a très peu. Et évidemment encore moins parmi les maître·sse·s de conférences et bien moins parmi les professeur·e·s.

Et toi ça ne t’a pas manqué de ne pas avoir de modèles de personnes maghrébines comme toi dans le milieu universitaire pour faire ton parcours ?

Non, si je devais m’identifier à des personnes, c’était plutôt à des femmes de manière générale, je me suis surtout concentrée sur les carrières féminines.

D’accord. Et le fait que ça soit des personnes queer, ça ne change pas grand-chose pour toi ?

Il semblerait que les femmes queer réussissent mieux dans le domaine. 

Les femmes queer réussissent mieux ? Ça semble contre intuitif.

Je ne sais pas et tout dépend des universités – certaines sont plus conservatrices que d’autres. L’université française prétend être «  gender-blind  », car personne ne pose aucune question sur le genre ou la vie privée de chacun·e – nous sommes censé·e·s n’être que de «  purs esprits  », n’est-ce pas  ?  Prévaut donc le «  don’t ask, don’t tell  » (Ne demandez rien, ne dites rien, NDLR).

Si je prends l’ancienne génération des lesbiennes, la plupart n’ont pas d’enfants, par choix sans doute. Sans enfant, c’est beaucoup plus facile de faire avancer ta carrière. C’est ce que me disent aussi mes amies qui sont hétéros et qui ont des enfants. Ce n’est pas un reproche, et c’est vrai.

Les femmes universitaires queer que je connais un peu sont un peu plus âgées que moi, elles ont plutôt la cinquantaine. Elles ne vont jamais le dire publiquement, mais ça se sait. Cela n’est pas toujours facile, j’ai une fois entendu des propos homophobes du genre « c’est la clique des lesbiennes qui trustent les postes des grosses institutions étrangères ».

Je pense que c’est dû aussi à une autre façon de se positionner. Je ne sais pas, il faudrait voir quels sont les ressorts, il faudrait les interroger, mais j’en connais plusieurs qui font des belles carrières qui sont des vraies femmes de pouvoir, dans le bon sens du terme. Alors est-ce que c’est un hasard qu’elles soient queer ou… [rires].

Mais je pense qu’elles ont dû se débarrasser d’une forme d’intériorisation d’une infériorité, d’un questionnement sur la légitimité, sur l’imposture, qu’ont surtout les universitaires hétérosexuelles. En revanche, on ne peut que déplorer l’invisibilisation des universitaires trans. Sam Bourcier estime qu’il est bloqué dans sa carrière pour cette raison précise.

Qu’est-ce que tu réponds à celles et ceux qui te disent que mettre du féminisme en histoire c’est ne pas faire preuve d’objectivité scientifique ? Parce que c’est un reproche qui revient souvent en sciences humaines. 

Il y a eu beaucoup d’articles là-dessus. C’est toute la question des savoirs situés déjà, et le fait que le point de vue neutre non seulement est une illusion mais c’est une construction masculine blanche et bourgeoise principalement [rires].

Le point de vue universel dans les sciences s’est longtemps imposé comme étant une approche «  objective  » comme si ceux qui produisaient un savoir n’étaient pas affectés par leur éducation, leur milieu social, leurs idées politiques et bien sûr leur genre. La question de l’objectivité est aussi une construction historique dans l’évolution des sciences qui était aussi construite par des hommes européens, qui disqualifient le regard des minorités quand elles prennent pour objet dans leur propre vie, leurs propres problématiques. 

Pour finir, est ce que tu aurais un conseil à donner à nos lecteurices parmi ce que tu as vu, lu, écouté ces derniers temps  ?

Cet été j’ai lu les mémoires de Gloria Steinem, Sur la route. C’est très intéressant en termes d’histoire du féminisme, sur ce que c’est d’organiser des luttes, concrètement. Elle insiste sur l’absence de hiérarchie dans les dispositifs chez les peuples natifs aux États-Unis. Elle propose aussi toute une réflexion sur ce qu’est une vraie parole démocratique.

Elle-même est intéressante  : c’est une femme qui a toujours été sur la route, une femme du dehors, jamais chez elle. Dans son écriture, elle se met beaucoup en retrait. C’est le « nous » qui prime et très peu le « je ». Ça m’a beaucoup frappée, c’est un récit où il y avait très peu de mise en scène d’elle-même.

Autre conseil, le film magnifique de Céline Sciamma Portrait de la jeune fille en feu  ! 

Pour aller plus loin

- L’épisode 56 de La Poudre avec Gloria Steinem, en anglais ou doublé en français

- La tribune des 440 historiennes contre les discriminations à l’université

- « L’invisibilisation des apports théoriques, des créations conceptuelles » : le vrai sexisme universitaire, une tribune de la sociologue Nathalie Heinrich

- « L’histoire demeure une “science” virile », une tribune de l’historienne féministe Michelle Perrot


- Appel d'historiennes contre la domination masculine : « Le propos concerne les générations à venir », interview d’Hélène Blais, une des historiennes à l’origine de la tribune

- Sur l’objectivité scientifique  : «  Savoirs situés et savoirs sur le corps  », introduction 
Voir aussi une synthèse des travaux de la philosophe Sandra Harding  : «  L’instabilité des catégories analytiques de la théorie féministe »


- Voir aussi (plus accessible)  : «  Subjectivité et connaissance : réflexions sur les épistémologies du ‘point de vue’  » d’Artemisa Flores Espínola, dans Cahiers du Genre 2012/2 (n° 53)





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