Féminisme
La mégère ou le paillasson Roseaux, magazine féministe  Le crayon d'Ali



La fatigue…

Il arrive, un jour, dans la vie d’une féministe – généralement c’est un jour où elle finit sur les rotules après ce qui a plus tenu de la partie de catch que de la discussion – où promouvoir la pédagogie comme condition absolue voire unique de l’émancipation des femmes devient vraiment très difficile. Ce jour peut arriver après vingt ans de lutte comme il peut arriver après un an de débats politiques acharnés dont tu croyais qu’un jour ils porteraient leurs fruits et justifieraient alors que tu aies perdu plusieurs heures par semaine, par mois, que sais-je, à jouer à la maîtresse d’école. Et, quand il arrive, il se peut que la féministe que tu es se sente perdue parce que si l’éducation et la pédagogie ne marchent pas, alors que faut-il faire ? En ce qui me concerne, j’ai décidé d’accepter d’être une mégère à qui « on ne peut plus rien dire » pour ne plus être qu’un paillasson.

 

Premières rencontres avec la mégère

J’ai commencé à me percevoir comme mégère quand j’ai commencé à passer du temps avec des hommes, qu’ils soient des amis ou de simples connaissances. Mégère parce que j’étais identifiée comme la fille qui ne souriait pas sur commande ou n’attendait pas en état d’hyperviligance de pouvoir éclater de rire à une énième blague sur les féministes frigides, les grosses ou les moches. Mégère parce que je n’avais pas compris que quand on me demandait mon avis, on attendait que je confirme qu’untel avait raison et non que je dise véritablement ce que je pensais du sujet, que je le contredise peut-être. Mégère quand, de rares fois, je ne me laissais pas moquer ou humilier sans réponse. De la même manière qu’on n’est femme que parce qu’il y a des hommes et vice versa, on n’est une mégère que parce qu’on a le toupet de prendre une place qui ne nous était pas attribuée. Dans la conversation, dans les soirées, à la maison, au travail, dans la rue, à l’école, dans l’art, les femmes voyagent dans des trains où seules quelques places leurs sont réservées, qui ne peuvent être modifiées qu’avec l’assentiment de ceux qui définissent ce qui est acceptable ou pas. Dans ce cas, les hommes. La mégère est donc celle qui ne reste pas à sa place et décide d’aller côté fenêtre alors qu’on l’avait placée côté couloir parce que c’est ce qui permettait au voyage de se dérouler harmonieusement – pour ceux dont le bien-être compte en tout cas. Pourtant, ce ne sont pas des hommes qui m’ont parlé de la mégère la première fois, ce sont des femmes ; parce que oui, il peut être plus confortable pour des personnes victimes du même système de faire payer les autres en échange d’un peu de tranquillité (réelle ou supposée) pour soi-même, en échange de ce qu’on pense être un abri durable contre les violences sexistes ordinaires. Les femmes autour de moi, puis les hommes avec elles, m’ont parlé très tôt de la mégère, et m’en ont fait un portrait qui ressemblait à celui d’une espèce de créature de conte, qui, grâce à l’horreur qu’elle inspire, enseigne aux petites filles les comportements appropriés à leur sexe.

 

« Tu verras, son mec ne peut
pas en placer une quand elle est là ! »
« Alors, chez eux, pas de doute,
c’est elle qui porte la culotte ! »
« L’autre, elle laisse son mari débarrasser
la table pendant qu’elle jacte, non mais attends ! »

 

J’aimerais qu’on se concentre une minute. Ferme les yeux et cherche dans tes souvenirs des exemples comme ceux que je viens de citer qui étaient non pas dirigés contre des femmes mais contre des hommes ; cherche dans ces souvenirs de moments ordinaires les petits commérages entendus à table, ceux qui dénonçaient un mari qui ne se levait pas pour débarrasser les assiettes ou ramener des choses à la cuisine, ceux qui critiquaient un convive masculin pour avoir donné son avis sur la question posée, ceux qui vilipendaient un homme supposé « porter la culotte ». Tu en trouveras peut-être, qui sait, mais j’en serais très surprise – un homme doit faire bien plus pour s’attirer les foudres de son entourage ! Dans tous les cas, ce n’est pas ce qu’il se passe en général. Les femmes prennent moins de place que les hommes dans les conversations, pourtant c’est à elles qu’on reproche sans cesse d’être trop bavardes ; elles tendent à prévenir les disputes et à arrondir les angles pour maintenir l’harmonie familiale mais si elles l’ouvrent une fois, une seule, alors elles sont des diablesses autoritaires ; elles acceptent l’exploitation voire la violence mais ce sont elles qui sont des harpies hystériques aux velléités dictatoriales et sanguinaires. Quand j’ai finalement rencontré ces horribles femmes, à des repas de famille, à des anniversaires, à des mariages, ou à des soirées entre amis, j’ai eu autant de mal que de facilité à les reconnaître. Je ne reconnaissais pas le portrait qu’on me faisait d’elles, je le trouvais injuste et surtout, totalement déconnecté de la réalité, mais je savais pourtant les identifier en deux ou trois coups d’œil et sitôt qu’elles se mettaient à parler, je savais à qui j’avais affaire. Je l’avais en moi, cette connaissance de la mégère, bien avant qu’on me la présente en réalité : tout simplement, je savais qu’elle était toujours la femme qui faisait tache parmi les autres et que les autres moquaient dans son dos. À vrai dire, je l’aimais bien, la mégère. Je l’aimais bien mais j’avais peur, malgré tout, de lui ressembler un jour. Cette peur est réellement apparue quand j’ai dû moi-même m’insérer dans la vie en société, autrement qu’à travers mes parents – on pardonne plus facilement leurs ambitions d’égalité aux petites filles – et que j’ai dû apprendre les codes, les intégrer, pour qu’on me laisse un tant soit peu tranquille.

 

L’apprentissage de la domination

C’est au collège que j’ai appris les règles de la vie en société. Rien d’étonnant : le collège n’est rien d’autre qu’un laboratoire dans lequel on place des adolescent∙e∙s pour qu’iels en ressortent à peu près conformes aux exigences socioéconomiques de notre monde. C’est donc dans ce joli bâtiment verdâtre que j’ai véritablement appris quel était mon rôle de fille, qui plus est issue d’un milieu populaire et peu éduqué. J’ai essayé de faire partie des filles « normales », celles qui avaient l’air de s’en sortir le mieux dans ce gourbi qu’étaient les rapports filles-garçons et les rapports sociaux en général, mais je n’y suis jamais parvenue. Trop bizarre, trop intello, trop indifférente à la popularité et aux garçons même si je faisais des efforts pour ne pas faire trop tache. Je « [devais] être lesbienne puisqu’aucun garçon ne voulait sortir avec [moi]. » Parole d’amie. Malgré moi, je faisais partie de celles qui, déjà à 12, 13, 14 ou 15 ans, sont des mégères en puissance parce qu’elles ne correspondent pas à ce qu’on attend d’une fille, parce qu’elles se débrouillent, l’ouvrent quand elles savent quelque chose, ne rêvent pas d’être désignées par les garçons comme la fille au plus joli cul, sont trop grosses, trop masculines, « limite gouine » et j’en passe. Alors, à mon tour, j’ai critiqué, sans doute en ayant inconsciemment l’idée que je serais moins facilement désignée comme cible des critiques, celles dont j’estimais qu’elles étaient vraiment des mégères : les filles qui avaient une trop grande gueule, celles qui étaient trop superficielles et se trouvaient belles sans même attendre l’aval des garçons. Déjà, je me disais féministe, mais ce féminisme, comme sans doute bien des féminismes à leurs débuts, était aveugle à tout ce qui ne me concernait pas directement, tronqué, au mieux maladroit et au pire dangereux pour d’autres femmes dont je ne connaissais rien mais dont je parlais trop. C’est au collège que j’ai compris qu’une guerre avait lieu, une guerre que les femmes se faisaient entre elles et, sans doute parce que j’avais encore des choses à apprendre sur le féminisme, j’ai préféré choisir un des deux camps plutôt que de contribuer à y mettre fin. J’ai fait la même chose en couple, en me montrant suspicieuse voire jalouse envers d’autres filles, d’autre femmes, en me laissant influencer par cette peur que j’avais d’être perçue comme une mégère, un dragon, une harpie qui freine son homme, le castre, le martyrise en lui demandant de laver ses fichus couverts.

Ce n’est que des années plus tard que mon féminisme a évolué en acquérant quelques bases solides qui m’avaient manqué jusqu’alors, en me confrontant à la réalité plutôt qu’à des principes sortis de je ne sais quelle contrée où règne l’idéalisme le plus caricatural. Et c’est parce que mon féminisme a évolué vers plus de matérialisme que j’ai aujourd’hui renoncé à faire de la pédagogie non sélective mon arme privilégiée. Il m’a fallu des années des débats exténuants, violents, que je mentionnais au début de cet article, pour me rendre compte que je ne faisais rien d’autre que me faire aspirer l’énergie vitale qui aurait pu me servir à lutter plus efficacement, pour me rendre compte que mon temps était monopolisé par une cause qui était perdue d’avance. Marie Dasylva, coach stratégiste sévissant sur Twitter sous le nom de Napilicaio et connue pour ses #JeudiSurvieAuTaf, parle assez génialement de ces injonctions à la pédagogie que subissent les dominé∙e∙s – et dans le cadre de son travail, les dominé∙e∙s dont elle parle sont les personnes racisées – : si les destinataires de ses conseils sont avant tout les personnes confrontées au racisme, son analyse des injonctions s’applique tout à fait aux situations vécues par les personnes souffrant d’une ou plusieurs autres discriminations. Alors, posons-nous la question : à qui profite la pédagogie ?

Les dominant∙e∙s ne dominent pas parce qu’iels n’ont pas de connaissances, ne comprennent pas le monde qui les entoure : iels dominent parce que leur statut social de dominant leur rapporte quelque chose. Quand tu acceptes de rentrer dans ce petit jeu qui consiste à justifier ton humanité dès qu’iels l’exigent, tu renforces leur pouvoir sur toi bien plus que tu n’œuvres pour la destruction de ces rapports de pouvoir. N’en déplaise à celleux qui affirment qu’on s’abrutit sur Twitter, je n’aurais sans doute jamais pris autant conscience des limites de la pédagogie si je n’avais pas lu les tweets de Napilicaio. Et quoi d’étonnant ? L’idée selon laquelle il faut des dominant∙e∙s pour avoir des dominé∙e∙s semble être taboue chez bien des militantes féministes. Les femmes subiraient du sexisme qui viendrait d’une éducation inadéquate et ne servirait personne ; la domination serait une erreur, une fausse croyance, qui ne favoriserait ni les hommes ni les femmes et qui persisterait, si l’on suit ce genre de raisonnements, pour d’obscures raisons. Le sexisme est le produit d’un système patriarcal qui profite aux hommes, conscients ou non des violences qu’ils font aux femmes, et ce n’est pas en passant les deux prochains millénaires à expliquer aux hommes que oui, les femmes sont des personnes, qu’on mettra à genoux un système aussi profitable à ceux qui en sont les actionnaires. Les hommes ont tous leur(s) part(s) dans cette entreprise florissante qu’est le patriarcat et en bons actionnaires, ils n’ont pas d’intérêt objectif, matériel, à ce que la boîte fasse faillite, même s’ils sont gentils, même s’ils consentent à s’occuper des enfants quand tu es terrassée par la grippe, même s’ils peuvent être des alliés potentiels.

 

A qui profite le débat ?

Pour comprendre en quoi les débats sont une source inépuisable d’épuisement pour les femmes comme pour toute autre personne en situation de minorité (numérique ou idéologique, peu importe), il faut s’intéresser aux conditions du débat. Qui le lance ? Qui en définit les modalités ? Je ne pense pas être la seule à avoir remarqué que ce ne sont que très rarement des femmes – à moins que vous ne fassiez la tournée des bars avec Ludivine de La Rochère* – qui lancent les débats sur « alors l’avortement, crime ou pas crime ? » ; que ce ne sont pas des femmes noires ou des personnes LGBTQIA+ qui se jettent avec gourmandise dans des débats enflammés pour questionner leur droit au respect. Les personnes qui lancent les débats sont les mêmes qui décident de ce qui est sujet à débat, et parfois, elles décident que c’est votre personne, votre humanité, votre existence, qui doit être débattue. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? Combien de temps on accepte de servir de paillasson ? Le temps qu’on soit usées et qu’ils aillent s’essuyer les pieds sur quelqu’un d’autre qui a encore de la ressource ? Ou alors on accepte d’être une mégère et de poser des limites que les autres seront contraints de respecter. C’est sans doute une des choses les plus difficiles à faire parce que nous avons tous et toutes des limites qui diffèrent, des ressources plus ou moins importantes, la possibilité ou non de changer de cercle d’ami∙e∙s si on ne se sent plus respectée par certaines personnes, mais pour sa santé mentale, pour sa dignité aussi, pour son bien-être général, il faut parfois se faire violence et dire stop même si on a l’impression que tout va s’écrouler à cause de notre fichu caractère.

On nous a vendu la pédagogie comme la solution à tous les problèmes : il faut é-du-quer. Éduquer les patrons pour qu’ils comprennent qu’exploiter les gens c’est mal et que discriminer les gens à l’embauche c’est mal ; éduquer les personnes blanches pour qu’elles comprennent que réduire les personnes racisées à l’état de fétiche, de stéréotype sur pattes, voire de marchandises, c’est mal ; éduquer les hommes pour qu’ils comprennent qu’exploiter, humilier et violenter les femmes, c’est mal. En donnant une chance aux personnes situées plus ou moins haut dans la hiérarchie sociale – mais toujours plus haut que vous – de se laisser convaincre, vous arriverez à faire d’eux des gens qui, au mieux, luttent contre les injustices sociales, les inégalités, et au minimum, des personnes qui cessent de faire elles-mêmes partie du problème. L’éducation est la clef ! Alors, non. Ou alors si l’éducation est la clef alors elle la clef de notre cage que nous donnons à la personne qui nous enferme en lui demandant poliment de nous ouvrir, si elle le souhaite bien sûr, et quand elle le souhaite. Tu peux passer dix heures à expliquer à un pote que le genre est une construction sociale et que les femmes ne se tapent pas tout le ménage tout le temps pour tout le monde parce qu’elles adoreraient ça, passer dix autres heures à essayer de convaincre ce même pote qu’il n’existe pas de femmes qui aiment qu’on les force un peu, passer encore une dizaine d’heures à lui expliquer en quoi il est humiliant pour une femme d’être réduite à un corps, c’est lui qui décidera, à la fin, s’il va « payer » ton travail ou s’il va te virer à coup de pied au cul parce qu’il préfère continuer à croire ce qu’il croit déjà et que tu le saoules avec tes trucs de féministes frustrées, tes trucs de mégères qui doit être insupportable avec son mec. Les mecs sexistes, comme les mecs homophobes ou racistes et j’en passe, ne sont pas des créatures télévisuelles ; ils sont vos potes, vos amoureux, vos parents, vos voisins, vos collègues, vos enfants peut-être, votre boulanger ou votre médecin. Peut-être est-il plus facile de poser des limites à des gens que l’on considère de toute façon comme des connards, à des gens que de base, on déteste ; mais qui fréquente-t-on chaque jour ? Ce n’est pas Éric Zemmour à lui tout seul qui force les femmes à fournir gratuitement du travail domestique, opprime les femmes musulmanes, empêche la PMA pour toutes d’être enfin actée. Ce sont tous les hommes qui, en défendant la liberté de ce malheureux opprimé par les minorités tyranniques à dire ce qu’il pense, révèlent qu’ils sont des acteurs à part entière de la domination masculine, participent à l’oppression de toutes les personnes humiliées par ce genre de personnage. Alors, libérons-nous de cette charge que représente l’injonction à essayer de les convaincre que l’on a raison, que la justice et l’humanité sont de notre côté.

 

La mégère ou le paillasson

En effet, accepter de poser des limites, qui plus est à des personnes qu’on apprécie, voire plus, qu’on aime, nécessite de s’accorder de la valeur et de prendre confiance en soi, chose dont on tend à manquer quand on est une femme. Mais il faut faire comme si, car peu importe en réalité si on a vraiment confiance en soi : l’enjeu, ici, n’est pas le développement personnel ; l’enjeu, c’est de faire comprendre à l’autre que c’est terminé, qu’on ne fera plus passer son bien-être avant le respect de notre personne et de notre humanité. L’enjeu, c’est de faire comprendre au mec que son ego passe après, que si lui ne fait pas passer notre intérêt avant le sien alors nous n’avons pas de raison de le faire nous. Il ne s’agit pas là d’être une féministe parfaite, de se mettre une pression à ne rien laisser passer, à être en état d’hyperviligance permanente. Il s’agit de savoir dire stop quand les limites que nous avons posées sont dépassées, de savoir dire non aux injonctions à débattre et à se justifier, d’apprendre à exiger le respect plutôt qu’à répondre aux exigences des autres, de ne plus être un paillasson. Alors, s’il faut pour cela être une mégère, acceptons d’être des mégères. Si la liberté d’expression autorise les uns à dire des horreurs, alors qu’elle nous autorise aussi à leur dire merde, pour notre dignité, pour notre santé mentale ou parce qu’en effet, « le féminisme est l’idée radicale que les femmes sont des personnes  ». Si nous devons faire de la pédagogie, alors choisissons à qui nous la destinons : à celleux qui ne nous prennent ni pour des marchepieds ni pour des distributeurs de cookies. Acceptons d’être des mégères, refusons d’être des paillassons.

 

* Ludivine de la Rochère est la présidente de la Manif pour tous.

 





Un Commentaire

garrivet

Bonjour

Je vous remercie profondément pour vos mots qui résonnent avec une force incroyable en moi.J’ai 53 ans et j’ai réalisé depuis quelques temps que ce qui avait grandement pourri ma vie est le patriarcat. Encore merci

Réponse

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée.