Manque de moyens, dénigrement des sciences humaines et sociales, refus de l’interdisciplinarité… La France reste réticente aux études de genre, pourtant de plus en plus populaires auprès des nouvelles générations d’étudiant·e·s et de chercheur·se·s.
Il est quatorze heures à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Paris. Les étudiant·e·s du master Genre, politique et sexualité prennent place dans la salle de séminaire, au sixième étage du 105 boulevard Raspail. Face à eux, Florence Rochefort et Michelle Zancarini-Fournel présentent le cours qui portera sur la « Sociohistoire des féminismes du XIXe au XXIe siècle ».
Trente étudiant·e·s sont présent·e·s, celleux du master et des auditeur·rice·s libres. Les cours de l’EHESS sont ouverts à tous·tes. Chacun·e se présente. Un bref instant, on pourrait croire que les études de genre ont largement réussi à se faire une place dans le système universitaire français.
En-dehors des cours, les choses se compliquent. Salomé, une des étudiante présente boulevard Raspail, réfléchit à deux fois avant de dire qu’elle suit des études de genre : « Ça dépend vraiment de mon interlocuteur. Si c’est quelqu’un de familier avec ce milieu, je le dis, mais si ce sont des gens qui n’y connaissent rien, je dis que je fais de la sociologie. Sinon, j’ai l’impression de devoir me justifier. » Un sentiment partagé par de nombreux·ses étudiant·e·s et chercheur·se·s de cette discipline en France, où les études de genre ne sont pas encore acceptées comme un champ d’étude légitime.
En 2010, le CNRS a pourtant recruté sept chargé·e·s de recherche en études de genre, et créé un réseau thématique pluridisciplinaire sur le sujet. Deux ans plus tard, il a lancé l’Institut du genre, un groupement d’intérêt scientifique (GIS) qui a pour mission de mener des actions de soutien aux recherches sur le genre, d’agir pour leur reconnaissance scientifique au plan national et de leur donner davantage de visibilité internationale.
Pas encore un champ d’études à part entière
Anne-Emmanuelle Berger, professeure au sein du département d’études de genre de Paris 8 et directrice du Laboratoire d’études de genre et de sexualité (LEGS), y voit « une évolution favorable sur le plan institutionnel » et une reconnaissance institutionnelle en « phase de consolidation ». Mais cette légitimation, qui vient majoritairement des acteur·rice·s de la recherche, établissements universitaires et CNRS, reste minoritaire.
Aujourd’hui, treize masters et cinq DUT en études de genre sont proposés en France. Un seul doctorat et un seul département leur sont dédiés, à Paris 8. Si ces formations existent, elles sont cependant, pour la plupart, intégrées dans des programmes et départements préexistants comme celui de sociologie (EHESS) ou d’anthropologie (Paris Diderot). Les études de genre sont donc encore très peu considérées, d’un point de vue institutionnel, comme un champ d’étude à part entière.
Pourtant, la demande des étudiant·e·s ne cesse d’augmenter. « Que ce soit pour le master ou pour le doctorat, on reçoit plus de demandes qu’on ne peut en accepter », se désole Éric Fassin, maître de conférences et co-directeur du département d’études de genre à l’université Paris 8. « En doctorat, on est limité à une ou deux personnes par an et au niveau du master, depuis 2012, l’effectif a doublé. »
Anne-Emmanuelle Berger confirme cet engouement et explique que beaucoup de laboratoires non spécialisés en études de genre ont dû développer un « axe » pour ce champ d’étude, afin de répondre aux demandes des chercheur·se·s venant d’autres disciplines. Développer ce champ d’étude semblerait donc justifié.
Les politiques publiques ne semblent pourtant pas en tenir compte. En 2016, Valérie Pécresse annonce qu’elle met fin au financement de la Région Ile-de-France pour les bourses en études de genre. « Cela a beaucoup impacté les étudiant·e·s et leur recherche », regrette Éric Fassin. En effet, l’Institut Émilie du Chatelet, qui finance les bourses pour les doctorant·e·s en études de genre, a été largement fragilisé par cette décision. Fin 2017, le gouvernement d’Emmanuel Macron a décidé de mettre fin au financement du MAGE, « Marché du travail et genre », réseau de recherche international et pluridisciplinaire.
Trop peu d’interdisciplinarité
Autre obstacle majeur pour les études de genre en France : le manque d’interdisciplinarité dans le système universitaire. Anne-Marie Devreux, sociologue spécialiste des rapports sociaux de sexe, explique qu’à « l’université, en France, les disciplines découpent le champ des savoirs en champs historiques marqués par leurs propres méthodes. On peut en ajouter, mais en modifier les frontières, cela prend du temps. Or les études de genre sont par excellence interdisciplinaires si ce n’est transdisciplinaires. » Elle ajoute que « tout le dispositif d’évaluation de la recherche, les publications, et bien sûr les cursus universitaires sont encore basés sur les disciplines dites historiques ».
Selon Amélie Wallerant, ancienne étudiante en master Histoire et Genre à l’université de Lyon 2, la réticence envers les études de genre est aussi liée à la « dévalorisation plus générale du milieu académique en France » des sciences sociales, peu financées et dénigrées. « Alors les études de genre, c’est encore pire ! »
Pendant son introduction au cours de « Sociohistoire des féminismes », Florence Rochefort explique que « dans ce cours, on déconstruit des évidences, on déconstruit des concepts et on déconstruit l’histoire ». Cette déconstruction des normes, c’est peut-être ce qui dérange le plus, finalement. Pour Éric Fassin, « c’est le prix à payer pour dire des choses dont on espère qu’elles peuvent changer un peu le monde. On ne peut pas critiquer l’ordre du monde et s’attendre à être applaudi par tou·te·s ».