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“Thérèse et Isabelle” de Violette Leduc

la subversion queer de l’amour

Roseaux, magazine féministe  Arte TV



Cet article fait partie du dossier "Roseaux lit".
Violette Leduc (1907-1972) est – à mes yeux en tout cas – une grande autrice. Dans l’ombre de Simone de Beauvoir tout au long de sa carrière littéraire, elle a sombré dans l’oubli dès sa mort. Pourtant, son œuvre, riche, variée et osée, est et reste aujourd’hui encore incroyablement moderne. Martin Provost lui a consacré un biopic en 2013, intitulé Violette.
Je vous présente aujourd’hui l’un de ses ouvrages, Thérèse et Isabelle.

Sexe, amour lesbien et censure

Thérèse et Isabelle faisait initialement partie du roman Ravages, paru en 1955. Mais le roman a été copieusement censuré avant sa sortie, d’abord par Simone de Beauvoir elle-même, sa première lectrice depuis toujours, qui trouvait que plusieurs passages étaient vraiment trop osés. Puis par Gallimard, pour les mêmes raisons.

Thérèse et Isabelle correspond donc aux 150 premières pages de ce roman, et a été publié pour la première fois en 2000, après un tirage extrêmement limité (28 exemplaires) qui a vu le jour grâce à l’amitié d’un riche mécène de Violette Leduc.

L’histoire de la publication de ce petit livre en dit long sur son contenu : jugé trop cru, trop descriptif, trop queer, trop subversif, il a fallu attendre 45 ans pour que Gallimard le publie dans une version non-censurée.

Alors, de quoi s’agit-il pour qu’on ait soigneusement caché ces 150 pages pendant si longtemps ? La narratrice raconte, à la première personne, son amour et son désir inextinguibles pour une de ses camarades de lycée. Toutes deux sont en internat. La narratrice, Thérèse est une jeune fille repliée sur elle-même, persuadée d’être laide, délaissée par une mère à qui elle porte un amour démesuré – aussi inconditionnel que celui qu’elle porte à sa camarade.

Elle n’est ni particulièrement belle, ou intelligente, ou drôle. Mais elle transpire le désir et l’amour, tous deux absolus et obsessionnels. Isabelle est tout le contraire : belle, grande et élancée, elle est aussi très bonne élève, plaît à tout le monde et s’entend avec chacun·e.

Thérèse est persuadée que son amour n’est pas réciproque : après tout, qui voudrait d’elle ? Mais ce sont finalement de longues nuit d’amour qui s’annoncent, pendant que les autres élèves dorment dans le dortoir de l’internat.

“Isabelle me tira en arrière, elle me coucha en travers de l’édredon, elle me souleva, elle me garda dans ses bras : elle me sortait d’un monde où je n’avais pas vécu pour me lancer dans un monde où je ne vivais pas encore ; les lèvres entr’ouvrirent les miennes, mouillèrent mes dents que je serrais. La langue trop charnue m’effraya ; le sexe étrange n’entra pas.” (p. 23)

Découvrir l’amour et le sexe – avec une autre femme

Thérèse et Isabelle, c’est d’abord l’histoire d’une rencontre, des premiers émois et des premières fois, de la découverte de l’intensité du désir qu’on peut avoir en nous. Thérèse n’y connaît rien, et se laisse guider par Isabelle qui, elle, semble avoir déjà une certaine expérience :

“Une fleur s’ouvrit dans chaque pore de ma peau. Je pris son bras, je remerciai avec un baiser violent à la saignée.
- Vous êtes gentille, vous êtes bonne, ai-je dit.
- Vous dites que je suis bonne !
- Qu’est-ce que je peux pour vous ?
 La pauvreté de mon vocabulaire me découragea. Les mains d’Isabelle tremblaient, elles ajustaient un corselet de mousseline sur l’étoffe de ma chemise de nuit : les mains avaient les tremblements d’avidité des maniaques.” (p. 29)

De nombreuses scènes peuvent faire écho à la vie personnelle de le·a lecteur·ice : les premières fois par exemple, entre maladresses et désir immense. Mais aussi, de manière plus triviale, cette scène où elles s’enferment dans les toilettes du lycée pendant la récréation, ne pouvant attendre la nuit pour se retrouver.

“Nous nous serrions pour la dernière fois après une dernière fois, nous réunissions deux troncs d’arbre en un seul, nous étions les premiers et les derniers amants comme nous sommes les premiers et les derniers mortels quand nous découvrons la mort. Les cris, les rugissements, le bruit des conversations dans la cour venaient par vagues. [...]
 Je la projetai contre la porte des cabinets, je chancelai contre la cuvette. Elle s’arcbouta à la porte, le crochet tomba à ses pieds. Déjà, elle réparait mon mauvais travail.” (pp. 42-43)

Il s’agit d’une des nombreuses scènes susceptibles de parler au / à la lecteur·ice qui aura déjà emmené une autre personne dans les toilettes d’un bar ou d’une boîte pour lui sauter dessus la porte à peine fermée. Évidemment, leurs retrouvailles sont interrompues par une autre élève. Là aussi, une scène comique – et éventuellement gênante – que la narratrice est loin d’être la seule à avoir vécu.

La récit se concentre donc sur les ébats entre les deux jeunes femmes. Le style de l’autrice peut sembler très simple, peu travaillé, mais la recherche a montré tout le travail qui se cache derrière. Violette a par ailleurs développé, dans toute son œuvre, tout un système de métaphores aussi étonnantes que puissantes qui, associées à une narration à la première personne, ne laissent pas lea lecteur·ice indifférent·e. Sa manière d’écrire sur la sexualité est très moderne, et les métaphores dont on pourrait penser qu’elles permettent de dissimuler un peu la crudité du propos permettent finalement d’amplifier le ressenti chez lea lecteur·ice :

“Je tendais mon visage, j’écoutais ce que mon bras répondait à l’aventurière. La main qui se voulait convaincante mettait au monde mon bras, mon aisselle. La main se promenait sur le babillage des buissons blancs, sur les derniers frimas des prairies, sur l’empois des premiers bourgeons. Le printemps qui avait pépié d’impatience dans ma peau éclatait en lignes, en courbes, en rondeurs. Isabelle allongée sur la nuit enrubannait mes pieds, déroulait la bandelette du trouble. Les mains à plat sur le matelas, je faisais le même travail de charme qu’elle. Elle embrassait ce qu’elle avait caressé puis, de sa main légère, elle ébouriffait et époussetait avec le plumeau de la perversité. La pieuvre dans mes entrailles frémissait, Isabelle buvait au sein droit, au sein gauche. Je buvais avec elle, je m’allaitais de ténèbres quand sa bouche s’éloignait. Les doigts revenaient, encerclaient, soupesaient la tiédeur du sein, les doigts finissaient dans mon ventre en épaves hypocrites.” (p. 67)

Renverser les codes de l’hétéronormativité

On ne peut pas réduire Thérèse et Isabelle à une simple histoire d’amour et à un récit de découvertes sexuelles, parce que ce petit livre va bien plus loin. Il n’y a aucun jugement, aucune remarque moralisatrice, aucune réflexion sur le fait que ce qu’il se passe entre les deux jeunes femmes n’est pas accepté socialement donc pas normal. Et c’est ce qui fait la force de l’ouvrage.

L’autrice reprend les codes des histoires d’amour en littérature et les applique à ses personnages. Il y a Isabelle, belle, brillante, un peu plus âgée et expérimentée. Et il y a Thérèse, pas très jolie et peu sûre d’elle, mauvaise élève, qui ne connaît rien au sexe. Violette Leduc reprend donc le modèle classique du maître et de l’élève, à une différence près : il s’agit de deux femmes. Ce changement permet d’abolir tout le système hiérarchique présent dans le modèle classique.

Pas question de présenter un homme omniscient et sûr de lui, avec à ses côtés une femme plus jeune et nécessairement innocente. Mais Violette Leduc est une grande lectrice, et elle s’inspire de cela pour créer un nouveau modèle, profondément queer et (donc) égalitaire. Il y a bien, au début, une certaine hiérarchie entre les deux jeunes filles, due à l’expérience d’Isabelle : mais Thérèse apprend vite, et très vite les deux amantes sont “à égalité”.

Finalement, Violette Leduc nous présente un couple, rien de plus. Oui, il s’agit de deux jeunes femmes, oui elles risquent beaucoup si elles se font attraper, oui nous sommes en 1955. Mais Violette Leduc a en fait un objectif aussi simple à définir que difficile à atteindre : normaliser les relations non-hétérosexuelles.

Lors de la promotion de son film Embrasse-moi, Océanerosemarie expliquait qu’elle avait repris le schéma très codifié de la comédie romantique – ce qui lui a été parfois reproché – afin de montrer que les les couples et les relations les plus homosexuelles étaient tout ce qu’il y a de plus normal, au même titre que les relations hétéros :

“Prendre le parti de faire un feel-good movie dans lequel les histoires d’amour homosexuelles suivent les mêmes ressorts que les hétérosexuelles est une autre manière de faire tomber les préjugés, de déconstruire les clichés, de banaliser l’homosexualité. [...] [Ce film est] sans en avoir l’air, très militant.”

Elle racontait aussi en avoir marre que tous les films où était abordé le thème de l’homosexualité adoptent seulement l’angle du coming out et du processus d’acceptation. Elle voulait proposer avec son film une histoire où la problématique du coming out est déjà loin, et plus si importante, afin de mettre l’accent sur la normalité et la banalité de la vie des gens queer : coups de foudre, séduction, tromperies, séparation, etc.

Violette Leduc faisait la même chose en 1955 : elle ne nous parle pas des interrogations de Thérèse sur son orientation sexuelle par exemple, mais de son désir pour Isabelle. Le fait de ne pas aborder ces questions permet une normalisation des amours entre les deux jeunes femmes, et par extension de l’homosexualité féminine.

 

 

En fait Violette Leduc est l’Océanerosemarie des années 1950.

Elle aborde sans détours et sans honte les amours homosexuelles féminines, s’inspirant pour cela de sa vie et de ses expériences personnelles. Se moquant éperdument du regard et de l’avis des autres, elle nous livre ce petit chef-d’œuvre 100 % queer et transgressif.

 

 

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