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Vous avez tué la série !

Ou comment le Docteur est devenu·e une femme

Roseaux, magazine féministe  © BBC



Attention, cet article contient des spoilers de la série Doctor Who

 

Si jamais vous suivez la série Doctor Who, vous n’avez pas pu passer à côté de la nouvelle : Jodie Whittaker (vue dans Broadchurch, une autre série britannique un poil moins fun) vient d’être nommée pour incarner Le Docteur, personnage principal de la série. Alors pour ceux au fond qui n’ont pas suivi, deux trois rappels.

Doctor Who est une série merveilleuse (en toute impartialité) qui met en scène un extraterrestre appartenant à l’espèce des Seigneurs du Temps (Timelords en VO), et qui passe ses journées à sauver l’univers en se promenant d’un endroit et d’un espace-temps à l’autre grâce à une cabine téléphonique anglaise. Si, je vous jure, et en plus c’est super.

La particularité des Seigneurs du Temps, c’est qu’ils ne meurent pas : ils se réincarnent, ce qui permet de changer d’acteur (et maintenant trice !) de temps en temps. Ce choix est aussi ce qui fait que la série se renouvelle régulièrement : chaque nouvel acteur apporte un nouvel éclairage au personnage. Et du coup, c’est aussi la plus longue série de science-fiction de tous les temps, avec une communauté de fans très étendue et très active. Mais du coup, qu’est ce qui se passe en ce moment ?

Le dernier acteur incarnant le Docteur, Peter Capaldi, a annoncé il y a quelques mois qu’il voulait arrêter son rôle, et nous avons appris le 16 juillet que Jodie Whittaker serait le prochain Docteur. Depuis cette annonce, les fans se déchaînent : alors comme ça on cède au complot féministo-judéo-maçonnique et on met une meuf ? ? ? Et POURQUOI s’il te plait ? Alors que les mecs c’était très bien ?

Et en plus, ben, y a déjà des filles dans Doctor Who ! Ce sont les « companions » (compagnons), des personnages secondaires qui accompagnent le Docteur dans ses aventures, et qui passent rarement le test de Bechdel. Petit plaidoyer pour une actrice que je porte déjà dans mon cœur, et qui incarne plein d’espoir.

Doctor Who, une série dans son temps

Le premier argument est celui qui va à l’encontre de la critique « Nan mais le Docteur a toujours été un homme, y a pas de raisons que ça change ». Ben si, en fait si, y a plein de raisons que ça change. Parce que Doctor Who est justement une série qui donne sa chance à l’évolution, grâce à son changement régulier d’acteur·ice·s, de directeur·ice·s, et de producteur·ice·s. À plusieurs reprises, la série a montré son envie de mieux représenter la diversité du monde autour d’elle, surtout quand son influence a grandi.

Alors qu’elle se fonde beaucoup sur les choix moraux (peut-on accepter le sacrifice de millions pour sauver des milliards ?), la série a choisi un combat de représentation. Dès son reboot en 2005, elle choisit d’introduire des personnages racisés, et il s’agit d’un choix qu’elle gardera tant que Russel T Davis, premier producteur, sera aux commandes (je vais revenir au producteur actuel, juste une petite seconde).

Dès la première saison, il est aussi question de préférence sexuelle, sans tabou et surtout présenté de façon évidente. En effet, le personnage de Jack Harkness, un voyageur temporel venu du futur, assure qu’il est bisexuel, comme tout le monde dans le futur, parce que c’est plus intéressant en termes de plaisir. On peut aussi penser à la 11e incarnation du Docteur, Matt Smith, connu pour embrasser ses différents compagnons masculins et qui remet en question l’hétérosexualité ambiante dans la série. C

’est sans doute cette image qu’a voulu mettre en avant Peter Capaldi dans la dernière saison : il y dit à plusieurs reprises que le genre n’y tient aucune importance à ses yeux tant que la personne est intéressante. L’évolution se voit aussi dans l’introduction progressive de personnages homosexuels : en saison 6, on découvre Madame Vastra, une extraterrestre (reptilienne) tombée amoureuse d’une femme vivant au XIXe siècle.

S’il ne s’agit là que d’un personnage secondaire récurrent, en saison 10, Bill, la nouvelle compagne du Docteur, annonce rapidement (et à mon grand plaisir) qu’elle est lesbienne. Dans une plus large mesure, la série met le choix et l’identité au cœur des problématiques traversées par les personnages.

Il faut aussi noter que la série a précautionneusement préparé cette première Docteure ! Il y a deux saisons, l’ennemi du Docteur, le Maître, un autre Seigneur du Temps, s’est réincarné en femme, montrant bien qu’on ne naissait pas femme ou homme pour ne se réincarner que dans ces genres. Arrivé juste après la nomination de Capaldi, qui avait fait réagir les fans, lassés de voir des Docteurs toujours blancs et toujours hommes, ce choix n’était pas anodin.

Il préparait le départ du producteur Steven Moffat, qui s’était érigé contre l’idée d’une Docteure, et montrait que la série voulait comprendre son public. D’ailleurs, au milieu des commentaires haineux qui crient au complot, on en remarque d’autres, hommes comme femmes, qui expliquent combien cette nomination était logique et attendue.

Ok, mais du coup, c’est quoi le problème ?

Le problème, comme souvent, c’est de confondre « liberté d’expression » et « misogynie larvée ». Parce que sous prétexte de donner son avis, beaucoup montrent combien la présence d’une femme pour incarner un personnage mythique est encore problématique aujourd’hui, malgré toute la préparation qu’a mise en place la série pour l’introduire.

Reprenons une réplique du Docteur lui-même, dans un des derniers épisodes de la série : « Nous [les Seigneurs du Temps] sommes parmi les civilisations les plus avancées de l’univers. Nous sommes des milliers d’années au-delà de vos obsessions mesquines au sujet des genres et des stéréotypes qui y sont associés. » Du coup, techniquement, du point de vue du sacro-saint perso, ID homme ou femme, on s’en fout. Donc la défense d’un « vrai » Docteur qui serait un homme, c’est juste de la misogynie primaire.

Je vais revenir sur la citation de titre, d’ailleurs. Pourquoi le succès de Doctor Who, autant apprécié par les hommes que les femmes, s’effondrerait sous prétexte qu’une Docteure devient le personnage central ? Pour comprendre, il faut rappeler que même si ça tend à s’assouplir, les films d’actions sont principalement menés par des hommes, les femmes, même fortes, décidant peu des directions que prend l’intrigue.

C’est sans doute à cause de ce souci de représentation de femmes-dirigeantes dans la fiction (et en particulier dans la science-fiction) que cette nomination fait réagir. La réflexion est la suivante : puisqu’on n’en représente pas souvent, c’est parce que les femmes ne sont pas bonnes pour diriger l’action. Du coup, ça ne peut pas marcher, ça ne peut pas plaire, et la série va s’effondrer à cause d’une femme. Mais on vous rassure, la solution du problème est contenue dans l’intitulé (oui, comme dans les problèmes de maths de primaire) : plus on représentera de femmes dans des positions directrices, plus ce sera accepté et normalisé. Une fois de plus, vive Jodie Whittaker !

Dans les séries de commentaires super-cool-on-en-apprend-tous-les-jours-dis-donc-merci-internet, on peut aussi noter « Ce ne sera plus un modèle pour les petits garçons ». Là, le problème, outre celui de favoriser un public par rapport à un autre, c’est celui du masculin considéré comme « normal » et le féminin comme « exception ». Je m’explique : quand, dans la fiction, c’est un garçon ou un homme qui est le protagoniste, pas de souci, c’est normal, et puis les filles peuvent s’identifier quand même !

Par contre, lorsqu’il s’agit d’une fille ou d’une femme, soit la série est directement estampillée « girly », soit on a recours à des arguments du type « oui mais elle est accompagnée par un garçon, alors c’est bon pour l’identification ! » (Véridique : j’ai été libraire et c’est ce qu’on était obligé·e·s de dire pour convaincre les parents d’acheter La Quête d’Ewilan, un des meilleurs romans de SF de la terre). Donc remettons les choses au clair deux minutes : les femmes, soit 50 % de l’humanité, n’ont pas de super pouvoir qui leur permettent de s’identifier aux personnages masculins ; en fait, c’est pareil pour tout le monde. Donc t’inquiète, le petit garçon s’adaptera très bien à voir une femme botter des culs et diriger des actions. En fait, si ça se trouve, ça contribuera même à le déconstruire ! 

Que répondre aux gens qui fustigent la Docteure ? 


« Ah voilà, triomphe du lobby féministe et du politiquement correct » 

Vraiment ? Pourquoi ils ne l’ont pas choisie trans et noire du coup ? Ah, y a des degrés ? Et à partir de quand exactement tu situes le triomphe du lobby ?


« RIP Doctor Who » 

Je te rassure, la série est bien bien vivante, le changement, ça vivifie ! Par contre, pas de souci si tu décides de t’en aller.


« une femme, ça va fusiller le show, personne ne suivra » 

C’est un peu pénible de devoir rappeler que les femmes représentent 50 % de l’humanité. Et en l’occurrence une bonne partie du public de Doctor Who. Tu connais Buffy ? Steven Universe ? Et t’es vraiment sûr·e que les femmes-dirigeantes ça rebute les audiences ?


« Moi je suis une femme, et je trouve ça nul qu’ils n’aient pas choisi un homme » 

Et ben ok, mais ça n’en est pas moins sexiste. En fait ton genre n’est pas un argument. Il y a des femmes contre l’avortement, et ce n’est pas parce qu’elles s’y opposent que ça invalide le travail de ceux et celles qui militent pour.


« Vous êtes content·e·s que ce soit une femme juste pour emmerder les rageux » 

Non, promis, on est content·e·s de voir avancer une série qu’on aime dans le sens d’une meilleure représentation de ses spectateurs. Bisous.


« Ça a toujours été un homme » 

Oui, c’est vrai ! 64 ans pour enfin devenir femme, on est d’accord, c’est gênant…

Doctor Who, une série féministe… ok, des fois !

Pour expliciter ce point, je pense qu’il faut revenir un peu plus en détails sur les saisons de Docteur Who, déso pas déso. Les quatre premières sont produites par Russel T Davis, qui y développent des compagnes fortes, intéressantes, complexes et attachantes. Son successeur, Steven Moffat, qui a pourtant écrit des épisodes parmi les plus ébouriffants de la série, se révèle décevant en matière de personnages.

Si le Docteur reste toujours flamboyant, les compagnons sont souvent un peu fades, les personnages féminins sont incomplets, souvent réduits à un seul attribut ou pire, à une relation sentimentale (Clara est la « fille au soufflé », Amy est souvent « la fille qui va se marier » ou « la femme de Rory » malgré son importance dans la saison).

J’ai déjà évoqué l’absence gênante de personnage racisés dans les dernières saisons. On lui reproche aussi souvent de n’avoir pris que des femmes au physique « mannequin » qui ne renvoient pas une image très diversifiée du corps des femmes, contrairement à Russel T Davis. Bref, Moffat, malgré des saisons chouettes et des intrigues plutôt prenantes, tu ne me manqueras pas beaucoup.

Mais prenez inspiration de Rose, de Martha, de Donna, et de plein d’autres beaux personnages qui constellent la série ! La série vaut le coup pour ça, est très positive sur pleins de points, et en premier lieu celui de montrer des femmes actives dans les intrigues, très intelligentes, souvent même plus que le Docteur. Alors je peux vous dire que perso, Jodie Whittaker, j’en attends de belles choses !

Conclusion : Keep calm and give it a chance !

Ok, il y a un truc que je n’ai pas précisé. En fait, à chaque fois, c’est le même cirque. On appelle ça « le cercle de la regénération », et il se passe comme suit :

1) Le nouveau Docteur est annoncé : « Je déteste ce type/cette nana »

2) 1e épisode où iel apparaît : « bon, ça va, iel passe, mais le/la dernier·e était vraiment mieux ! »

3) Fin de la saison : « Meilleur. Docteur. De. Tous. Les. Temps. »

4) Le docteur annonce son départ : « Noooooooooon ! On ne trouvera jamais aussi bien ! »

Eeeet on retourne à l’étape 1. Tout le monde a toujours trouvé des raisons de râler sur la nomination d’un nouvel acteur. Quand Peter Capaldi, que beaucoup pleurent à chaude larmes ce soir, a été nommé, il se faisait tuer parce qu’il était « trop vieux ». Aujourd’hui, Jodie Whittaker se fait démonter parce que c’est une femme ; ça passera.

Ceux qui refusent l’évolution de la série n’ont visiblement pas compris son message d’acceptation, et si Rose, Martha, Donna ou Bill nous ont appris quelque chose, c’est bien qu’une femme peut être aussi incroyablement badass qu’un homme. Laissons sa chance à la nouvelle Docteure (la féminisation étant un débat que n’auront pas les anglophones, mais qui vont mettre les nerfs de nos traducteur·trice·s à vif) qui promet de renouveler la série et ses intrigues !

 





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