Féminisme Racisme Societé
Agression sexuelle, vol, commissariat et racisme

Une nuit particulière

Roseaux, magazine féministe  Franceinfo



TW : mention et description d’une agression sexuelle
CW : mention de racisme anti-maghrébin·e·s

 

C’est partout dans les médias et sur les réseaux sociaux : le Groupe F a publié hier les résultats d’une enquête, menée avec Paye ta police, visant à recueillir les témoignages de femmes racontant leur accueil en gendarmerie ou commissariat, afin de porter plainte pour violences sexuelles. 500 femmes racontent. Parmi elles, 91 % ont mal été prises en charge. 60 % ont fait face à un découragement ou à un refus de plainte. 52,9 % ont vu remettre en question l’importance des faits qu’elles rapportaient. 41,6 % se sont vu rejeter la culpabilité sur elles (ce qu’on appelle le « victim blaming »).

Dans les résultats, on trouve aussi une carte, permettant de voir où ces femmes ont porté plainte, et quelle a été la qualité – ou plutôt l’absence de qualité – de la prise en charge de leurs plaintes. Alors évidemment j’ai regardé ce qu’il en était à Grenoble, la ville où j’ai passé la majeure partie de mon enfance et toute mon adolescence. Il y avait 5 témoignages, où les victimes ont chaque fois été mal prises en charge. Dont 3 dans le commissariat où j’ai porté plainte, en 2015. Alors les souvenirs ont refait surface.

Nous sommes fin juillet. Quelques semaines plus tôt, j’ai enfin achevé mes deux années de Classes Préparatoires. J’ai comme prévu raté le concours d’entrée en grande école, et je profite de cet été bien mérité pour rattraper le sommeil, les lectures, et les soirées raté·e·s pendant deux ans. Je sors tout le temps, et souvent avec une amie, L., qui était et reste ma complice de beuverie et de musique des années 1980. Vers deux heures du matin, après avoir terminé la tournée des bars dans notre bar dansant préféré, nous nous retrouvons dans la rue, en plein centre-ville de Grenoble, complètement bourrées.

Nous commençons vaguement à emprunter le chemin nous ramenant chez nous, profitant de cette nuit d’été. Dans une rue, deux jeunes hommes s’approchent de nous, et commencent à nous parler. Je ne suis pas d’humeur, je veux simplement terminer la soirée en rentrant tranquillement et en débriefant sur les jolis garçons aperçus dans le bar avec mon amie, mais L. aime bien parler aux gens, surtout quand elle est bourrée. Alors on commence à discuter. Mais après une longue soirée à écumer les bars, la fatigue me tombe dessus.

« On y va ? »

J’ai posé la question trop tard : L. est dans une espèce de flirt un peu bizarre avec un des deux mecs. Enfin, c’est ce que je me dis, à ce moment-là, complètement bourrée et avec le tout petit bagage féministe qui est le mien à l’époque. J’essaie de me rapprocher un peu d’elle – l’autre mec a tendance à être un peu collant, à peine moins que son pote avec ma copine.

« On y va ? Je suis fatiguée. »

Ensuite, à cause de l’alcool et du traumatisme, j’ai un trou. Je crois que nous avons commencé à marcher, toutes les deux, reprenant notre chemin. Ils nous ont suivies. Nous leur avons dit que, non, nous n’étions pas intéressées pour poursuivre la soirée. Quelque chose comme ça. Et puis, je ne sais pas comment, au bout de cette même rue, nous nous sommes retrouvées en quelque sortes bloquées.

Il devait à présent être deux heures et demi ou trois heures du matin. Grenoble en plein été, c’est comme Paris au mois d’août, une partie des touristes en moins. Il n’y avait donc personne. Personne pour voir la scène de loin et s’en inquiéter. Où s’il y avait quelqu’un·e, iel a passé son chemin. Après tout, de jeunes gens éméchés qui traînent en pleine nuit dans les rues en parlant un peu fort, quoi de plus normal, n’est-ce pas ?

Bloquées, donc. Contre des poubelles et un mur, je crois. Je ne sais plus trop. Tout ce dont je me souviens, c’est que j’ai commencé à sentir l’angoisse monter. La peur à proprement parler est arrivée plus tard.

« Allez, les filles, faites pas vos timides, venez avec nous ! »

Le ton avait légèrement changé. Moins gentil, plus impérieux. Ne laissant plus de place à la protestation ou même à la discussion. Ils se sont encore rapprochés de nous, chacun allant vers l’une d’entre nous. J’ai senti un bras passer autour de ma taille. Je me suis dégagée. Enfin c’est ce que je croyais. Parce que du haut de mon mètre 55 et avec mes trois bières et mes six verres de vodka-passion dans le nez, j’ai tenté de me dégager, sans succès.

J’ai senti que le mec commençait à me tripoter, un peu partout. Les fesses, les seins, le ventre. Je me débattais comme je pouvais, mais clairement je ne faisais pas le poids. J’ai jeté un regard à L. : elle était dans la même situation que moi. Je ne sais plus si elle s’est débattue, si elle a dit quelque chose. Je suppose que oui, mais ça n’a aucune importance.

Très vite, je me suis dit qu’il fallait trouver quelque chose pour qu’on s’en sorte.

« Mais ça ne sert à rien, on est ensemble de toute façon. »

Je me suis dégagée, je suis allée vers L., je l’ai attirée contre moi et je l’ai embrassée à pleine bouche, sans réfléchir. Sans réfléchir non plus, elle a répondu à mon baiser. Il y a eu un flottement, puis les deux mecs ont de nouveau franchi les quelques pas qui les séparaient de nous. Le tripotage a recommencé.

De nouveau un trou. Je ne sais plus à quel moment nous avons arrêté de nous embrasser, je ne sais plus comment ils sont partis. Je ne sais plus si c’est d’abord eux qui ont pris la fuite, ou si, nous les premières, sommes parties en courant. Je sais que nous nous sommes retrouvées quelques rues plus loin, à bout de souffle.

« Margot, je n’ai plus mon téléphone ! »

Nous commençons à fouiller nos poches et nos sacs. Son téléphone manquait, tout comme mon portefeuille. C’est alors que j’ai compris : il ne s’agissait pas de nous tripoter pour nous tripoter, ce n’était pas un but en soi, c’était un moyen de détourner notre attention pendant qu’ils nous volaient nos affaires. Sous l’effet du choc, et toujours sous l’effet de l’alcool, nous avons interpellé des passant·e·s : avaient-iels vu passer deux jeunes hommes ? Non, rien. Iels nous ont conseillé d’aller au commissariat.

Pensant que c’était effectivement la meilleure chose à faire, nous y sommes allées, à pied. Pendant les vingt minutes du trajet, nous avons commencé à saisir l’ampleur de ce qu’il venait de se passer. Mais, incapables de mettre des mots dessus, nous pouvions tout juste commencer à encaisser le choc.

Après de longues minutes d’attente, des policiers nous ont fait monter, afin que nous leur racontions ce qui s’était passé. L. et moi avons été séparées, ce que je n’ai jamais compris. Encore en état de choc, j’ai commencé à raconter aux deux policiers en face de moi, dans un bureau un peu glauque, ce qu’il s’était passé. Étant vêtue d’un classique jean-T-shirt-baskets, je n’ai pas eu droit au fameux « Mais vous avez vu comment vous êtes habillée, mademoiselle ». Au lieu de ça j’ai eu droit à la variante « Mais pourquoi est-ce que vous avez un sac qui ferme aussi mal ? » Exactement ce que j’avais besoin d’entendre après ce que nous avions vécu.

Dans le bureau de l’autre côté du couloir, j’ai su que L. pleurait et avait des difficultés à livrer sa version de l’histoire. De mon côté, je ne pleurais pas, mais je commençais à trembler, et j’avais du mal à livrer une version construite de l’histoire : toujours en état de choc, toujours un peu bourrée, même si l’alcool était redescendu sur le trajet.

« Et à quoi ressemblaient ces deux hommes ? »

Et c’est là que ça s’est empiré : ces deux policiers m’ont obligée à dire qu’il s’agissait de « deux jeunes hommes d’origine maghrébine ». J’en étais au début de mon éducation féministe, mais je savais pertinemment que se cachait derrière cette expression ce bon vieux racisme ordinaire. D’autant plus pernicieux qu’ils ont réussi à me le faire dire. Alors que je suis moi-même racisée, et que je savais très bien l’amalgame qu’ils étaient en train de faire dans leurs têtes au moment où ils me forçaient à dire « deux jeunes hommes d’origine maghrébine ».

J’ai vaguement tenté un « Non mais ça n’a pas d’importance qu’ils soient maghrébins ou non ». Un paternaliste « Mais si mademoiselle, on a besoin de le savoir pour pouvoir les identifier » m’a coupée. J’ai relu, j’ai signé, je suis sortie et j’ai retrouvé L. en train de sécher ses larmes. Nous sommes parties, sachant au fond de nous qu’on ne retrouverait pas nos affaires, et que ces deux « jeunes hommes d’origine maghrébine » ne seraient pas retrouvés, mais soulagées d’avoir fait la démarche.

Cette nuit-là, L. a dormi chez moi. Nous avons ri de notre baiser partagé et passionné, nous sommes rentrées, j’ai déplié le canapé-lit pour que nous puissions dormir ensemble. Je crois que l’une d’entre nous a vomi l’alcool et la soirée dans l’évier de la cuisine. L. s’est mise au lit. J’ai ressenti le besoin de prendre une douche avant de la rejoindre. J’ai réalisé bien plus tard que les autres circonstances où j’avais pris une douche, comme ça, au milieu de la nuit, c’était après un viol ou une tentative de viol. Nous avons fini par nous endormir, ensemble, contentes d’être ensemble après ça.

 

 

Depuis cet épisode, je sors toujours en laissant ma carte bleue et mon permis de conduire chez moi. J’ai toujours un sac qui ferme bien. Et je ne peux pas m’empêcher de me méfier des mecs que je croise dans la rue, quand je rentre de soirée. Depuis quelques temps, ce réflexe s’est un peu estompé à Berlin, ville bien plus sûre que n’importe grande ville française. Mais dès que je pose un pied en France, et plus particulièrement à Grenoble, tous mes sens sont en alerte, la nuit, systématiquement.

Quelques jours plus tard, je suis allée récupérer mon portefeuille au commissariat. Quelqu’un·e l’avait retrouvé et déposé là-bas. Le liquide et ma carte de transport avaient disparu, mais le reste y était.

Évidemment, nous n’avons jamais eu de nouvelles de la part du commissariat. L. a racheté un nouveau téléphone. J’ai acheté un nouveau portefeuille, parce que je ne pouvais plus regarder ou toucher l’ancien. J’ai mis mon sac au placard et je ne m’en suis plus jamais servie.

À celle que j’étais alors, je voudrais dire : ce n’était pas de ta faute, qu’importe ce que les policiers et d’autres aient pu te dire. Ils ont vu que vous étiez des proies faciles et ils ont profité. Plus tard tu seras plus forte, tu verras, le féminisme t’y aidera. Et même si la prochaine fois tu ne défends pas plus, si tu n’appelles pas à l’aide, alors même que tu te sens plus sûre de toi, ce n’est pas grave, ce n’est pas de ta faute.

Ce n’est jamais de notre faute, et nous ne devons pas nous sentir coupables.

 

 

 

Vous pouvez aller consulter les résultats de l'enquête, comportant entre autres une carte montrant la répartition géographique des témoignages et l'absence de qualité de l'accueil des victimes
 Vous trouverez ici le site du Groupe F, sa page Facebook, son compte Twitter et son compte Instagram
 Vous trouverez ici le Tumblr de Paye Ta Police, sa page Facebook et le compte Twitter
 En tapant le hashtag #payetaplainte sur les réseaux sociaux vous pourrez lire différents témoignages, et suivre le fil des événements
 Comme l'a rappelé Paye Ta Police sur Twitter, il s'agit de deux groupes / associations différent·e·s, qui se sont uni·e·s pour cette action.




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