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Transfuge de classe : entre culpabilité et faux-semblants Roseaux, magazine féministe  Janna



J’ai 27 ans, je suis une femme, je viens d’un milieu populaire et je suis cadre.
J’ai un bac+5, un métier que j’aime et je suis la 3ème génération d’une famille d’immigré·e·s.

Dépasser sa condition sociale initiale

Aujourd’hui, je suis une expatriée plutôt bien payée et je mesure toute l’ironie de cette différence d’appellation entre les membres de ma famille (pour certains longtemps sans papiers) et moi.

Je dois me présenter et je suis déjà en pleine contradiction avec les idées reçues concernant ce que je suis et ce que je devrais être. Souvent, lorsque je me présente, j’observe l’étonnement, voire parfois la perplexité, quand mes interlocuteur·ice·s comprennent que je suis la personne en charge du dossier ou du projet. Je bouillonne quand je vois dans leurs regards l’incrédulité que je ne sois pas la secrétaire et que, bien qu’étant issue de l’immigration et de banlieue, je ne suis pas la caricature qu’iels attendent.

En me présentant ainsi, je ne veux ni me faire plaindre, ni être prise pour un exemple d’intégration et encore moins être l’illustration d’une quelconque méritocratie. Ce n’est pas non plus parce que je suis en quête d’une certaine approbation des autres ou par envie de revanche. En fait, j’aimerais dépasser quelque chose de plus pernicieux. En écrivant, j’espère avoir la chance de voir d’autres personnes partager leurs expériences. 

J’ai un secret. Sur le papier, pour mes parents, mes anciens profs et mon entourage, j’ai parfaitement réussi et j’ai même su franchir tous les obstacles. Mon problème est qu’il y a quelque part en moi, une petite voix qui me répète inlassablement que je suis une escroc.

Gagner plus que ses parents en début de carrière

C’est incessant et cela commence avec cet étrange malaise que j’éprouve en recevant chaque mois mon salaire. Je débute ma carrière et j’ai la chance de gagner davantage que mes deux parents qui ont plus de 50 ans. Et j’en ressens une certaine culpabilité.

Si, devant les gens, j’affirme en être satisfaite et revendique cette progression, en vérité, j’ai l’impression de ne pas la mériter. Plus que moi qui gagne bien ma vie, c’est surtout mes parents qui gagnent trop peu. En réalité, je les vois travailler dur et ils mériteraient tellement plus. Pendant ce temps, je me fais l’effet d’être une sordide blague de mauvais goût en refusant des postes avec des salaires deux fois supérieurs à celui de ma mère. 

D’une certaine manière, j’ai gravi l’échelle sociale mais dans le miroir, je vois toujours le reflet de mon milieu d’origine. Et, souvent, je ne suis pas très fière de moi. Chaque fois que je devrais me réjouir ou tirer une forme de fierté, je ne peux pas m’empêcher de tout remettre en perspective. Et d’un coup, ce n’est pas tant ma réussite que je remarque que l’injustice, le sentiment de malentendu ou encore les inégalités que d’autres ne peuvent pas surmonter.

Je dois tout à mes parents. 

Pourtant, ma mère pense que cette réussite est due à ma persévérance et à ma détermination. Quand on me qualifie de méritante, j’aimerai hurler aux gens d’ouvrir les yeux, leur faire mesurer les efforts fournis par mes parents. Ce sont elleux qui, sans avoir vraiment fait d’études, prenaient part à mon éducation. Je les ai vus se priver et travailler toujours plus pour m’offrir une scolarité en-dehors de ma ZEP dans une école privée. Donc, quand j’entends que je dois ma situation à ma volonté, je n’y crois pas entièrement. Je ne suis pas dupe, évidemment que j’ai travaillé, évidemment que j’ai une part d’action et de responsabilité dans ma scolarité. Mais j’ai souvent le sentiment que c’était surtout par envie de répondre aux attentes et que c’est d’une normalité affligeante. Je ne voulais pas décevoir, et non, il n’y a rien d’exceptionnel à ça non plus. Je voyais chaque jour les efforts fournis pour moi. Il m’était insupportable que cela soit gâché par un échec. Je devais réussir à m’extraire de ce que vivaient mes parents, des journées longues, ingrates et fatigantes, pour des fins de mois souvent pas très roses. Je leur devais.

En grandissant et au cours de mes études, j’ai découvert Pierre Bourdieu, le déterminisme de classe et la reproduction sociale. Cette idée que, par exemple, les pratiques culturelles et tous les savoirs que l’on acquiert ne sont pas que le fruit d’un travail individuel mais bien d’une logique sociale, d’une lutte du capital symbolique des classes. J’en ai perdu mes dernières illusions et je comprenais enfin mon malaise. Je travaillais le soir, les week-ends et vacances scolaires pour réussir à “survivre” en finançant seule mes études, mon logement, ma vie. 

Je n’avais pas un virement mensuel de 1 500 € d’un parent médecin, de 800 € d’une grand-mère un peu généreuse. J’attendais les jours fériés non-travaillés (et dans la grande distribution ou la restauration, il n’y en a vraiment pas beaucoup), pour repartir de ma journée en famille avec des tupperwares de poulet-purée de mamie et quelques tickets restaurant de maman. Et ça me semblait déjà beaucoup ! Ces petits coups de pouce étaient souvent mes seules bouffées d’air dans la précarité de la vie étudiante. Et pourtant, je me sentais déjà bien chanceuse. J’avais l’impression de ne pas mériter les efforts de mes proches, alors que d’autres n’ont rien. Comme si j’utilisais un code de triche dans un jeu vidéo. Mais, dans mon doute, je n’étais pas non plus naïve. Nous n’avons pas tou·te·s le même point de départ. 

Apprendre les codes sociaux et devoir se battre, encore, toujours 

Et ce point de départ n’est pas que financier, il est aussi culturel. J’avais réussi à intégrer des grands établissements et pourtant, parfois, certain·e·s élèves semblaient se sentir plus légitimes que d’autres. Iels avaient acquis les références, lu les livres, vu les films, assisté aux expos. Et moi, eh bien, pas toujours. Je manquais parfois de temps ou d’énergie et parfois, simplement, mes parents ne m’avaient pas emmenée voir telle pièce de théâtre lorsque j’étais enfant. Je devais rattraper beaucoup de choses. J’aime lire et je n’ai pas une mauvaise culture générale. Mais je n’étais plus l’intello, j’étais désormais la gentille banlieusarde mal dégrossie. Que ce soit financièrement, culturellement ou même en terme de savoir-être, il y a tant de moments où telle une claque, on se fait rappeler ses origines, son milieu, qu’on finit par toujours douter de tout et surtout de soi. Le vocabulaire, les intonations ou les expressions qu’on malmène sans le savoir parce qu’on les a toujours entendues ainsi là d’où on vient… il y a toujours quelqu’un pour vous le faire remarquer, une pique qui sera lancée, un petit rire, une boutade… tu n’es pas de la bande et tu le sais. Tu n’es qu’une illusion. Tu fais ce qu’on attend de toi et on verra toujours que tu n’es pas vraiment à ta place. 

Je travaille dur, je donne tout, on me qualifie souvent d’efficace, rapide, volontaire. Mais j’ai surtout toujours l’impression de faire ce que je dois faire, sans vagues, le mieux possible, avec le plus d’efficience. Je dois en permanence prouver aux autres et à moi-même que je n’ai pas volé la place d’un·e autre. Que je mérite ce que j’ai. Et finalement quand j’atteins mon objectif, j’ai au fond de moi la sensation d’avoir simplement fait mon devoir, de devoir continuer toujours plus, toujours mieux. 

Auto-sabotage et sentiment d’imposture

Je suis compétente, je peux faire ce qu’on attend de moi. Je le sais. Mais, avec le temps, j’ai aussi compris qu’en plus de ne pas me sentir légitime, je me mets souvent en danger. J’ai pris conscience que sous couvert de procrastination en réalité je suis en plein autosabotage. Quand un projet ou un dossier me semble accessible et “facile”, je reporte encore et toujours. Jusqu’à voir la deadline arriver avec horreur. 

C’est à cet instant que je me sens en danger. J’ai l’impression qu’on va comprendre autour de moi que je ne suis pas compétente. Qu’en échouant je serais alors démasquée. Et se lance alors une étrange course contre la montre où ma volonté de performance se bat avec mon sentiment d’illégitimité. Et je réussis, sur le fil et sans gloire… mais jusqu’à quand ?

Je repars alors dans l’idée que je ne suis pas à ma place et, qu’une fois de plus, si j’obtiens des compliments, je les ai volés. Et oui… je n’ai pas été consciencieuse, j’ai manqué de rigueur, j’ai été si paresseuse, j’aurais pu mieux faire si je n’avais pas perdu mon temps… Ces reproches, je me les assène toute seule et les compliments des autres, je les balaie d’un revers de main. Je frémis à l’idée d’être vue comme je me vois. Quand parfois je me confronte à un mur, une expérience discriminante, je pense que je le mérite et que cela fait partie de ma normalité… que c’est à moi de fournir davantage d’efforts pour le dépasser.

C’est usant. Et ce n’est pas normal.

Plus le temps passe et plus je commence à le comprendre. Je n’ai pas à rougir de mon parcours, faute de ne pas réussir à m’en enorgueillir.  Désormais j’essaye de me dire que peu importent les raisons, motivations ou autres, j’ai accompli quelque chose. Que je dois arrêter de jeter un regard critique sur tout ce que je fais, et surtout, ne plus me définir dans une quête perpétuelle du mieux. Les gens se moquent de savoir qu’au fond de moi j’ai l’impression d’être le résultat d’un gros malentendu, que j’ai toujours la mauvaise impression d’être arrivée ici par hasard. Que chaque compliment me renvoie à un manquement, que je le mettrai immanquable en parallèle avec une défaillance. Finalement, je suis souvent mon propre ennemi. Cette petite voix en moi est une bien mauvaise compagne de vie et je n’ai pas encore trouvé la véritable solution pour la faire taire.

J’essaye d’avancer en admettant que je peux le faire et que j’ai le droit de ne pas être une machine de performance. Je ne devrais pas être malade à l’idée d’aller travailler, surtout quand c’est une carrière et des missions que j’aime et que j’ai choisies. Je ne suis pas censée fondre en larme le soir quand je suis seule parce que je pense à tout ce que j’aurais pu mieux faire. Je ne devrais pas être couverte de plaques rouges à cause du stress onze mois sur douze, ni même me mettre à saigner du nez en pensant à ce que je pourrais mieux faire.

Être transfuge de classe sans pour autant se sentir parfaitement intégrée à la classe dominante

Je suis sortie de mon milieu et je suis confrontée à beaucoup d’inconnues. J’ai fourni un important travail pour rattraper certain·e·s de mes camarades d’études ou collègues de travail. Ce n’est pas un défaut. Je dois apprendre à l’accepter.

Il est temps que j’admette que je ne pourrai jamais atteindre l’excellence dans mon intégration. Car je ne le pourrai pas et surtout je ne le veux pas. Je ne veux pas effacer qui je suis, d’où je viens et ce que je peux représenter. Réussir ne doit pas se faire au détriment de mon identité, ni de mon équilibre. Car, parfois, j’en viens à me dire que mon véritable problème, c’est que j’ai intégré au plus profond de moi que je ne viens pas du bon groupe. J’étais dans l’équipe des outsiders et me voilà en train de changer. Il semblerait que quelque part, j’ai cru que je devais le mériter et gommer mes différences pour y arriver. Cela est faux ! Et il est temps que je travaille à l’admettre. Car si je ne m’accepte pas moi-même, comment pourrais-je conserver mon assurance et commencer à faire bouger les choses également dans le regard de mes interlocuteur·ice·s ?

Être condamnée à naviguer dans un entre-deux

D’un autre côté, je suis souvent amère. Pourquoi devrais-je faire bouger les choses ? Donner l’exemple ? Ne suis-je pas censée ne représenter que moi-même ? Je suis au travail dans un milieu privilégié et j’en utilise les codes. Quand je rentre en famille, me voilà de nouveau en banlieue chez moi. Mais, avec le temps, j’ai remarqué qu’on me voyait comme étant dans l’autre équipe. Je vais au théâtre, voir des expositions, je regarde des documentaires islandais sur Arte. Je suis devenue l’une des leurs, une bobo, une bourge, une parisienne… Mais ces “autres”, iels ne veulent pas pleinement de moi non plus, je suis alors une banlieusarde, une maghrébine, une prolo… Je comprends et maîtrise les codes de deux milieux, cela devrait me faire l’effet d’une richesse, être la preuve d’une adaptabilité. Je le vois pourtant comme ma condamnation à désormais être toujours dans un entre-deux. J’ai découvert il y a un an le terme de “beurgois·e”. Et le plus intéressant c’est qu’il portait tout le mépris du monde aussi bien de la part des “parisien·ne·s” que de la part des “banlieusard·e·s et immigré·e·s”.

J’ai compris alors que je n’étais probablement pas la seule. Quoi que je fasse, je serai d’un côté comme de l’autre toujours dans “l’autre équipe” et, au fond de moi, cela conforte ce sentiment d’imposture. Je ne suis qu’une comédienne qui passe de l’un à l’autre. 

 





4 commentaires

    Pauline ARGAUD

    Bonjour,
    Chouette article !
    Je réalise actuellement une étude sur les transfuges, j’aurais aimé échangé avec vous sur ce sujet !

    Réponse

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