Culture
« L’Amour sous algorithme » : quand Tinder perpétue le sexisme Roseaux, magazine féministe  Chloé Desnoyers



Cet article fait partie du dossier "Roseaux lit".
Après une rupture, la journaliste Judith Duportail s’inscrit sur l’application de rencontres Tinder. Entre rendez-vous ratés, désillusions et histoires qui ne commenceront jamais, elle s’engouffre dans une enquête qui révèlera bien plus qu’un algorithme.

 

N.B. : Nous avons reçu L’Amour sous algorithme gracieusement. Conformément à notre ligne éditoriale, nous écrivons de manière indépendante.

 

Vous avez déjà entendu parler du big data ? De toutes nos données personnelles que les géants (et moins géants) de l’internet vendent à d’autres ? Vous savez que Facebook peut deviner une possible grossesse avant la personne concernée ? L’enquête de Judith Duportail dans l’univers impitoyable des algorithmes ne commence pourtant pas au cœur de la Silicon Valley, mais plutôt chez elle, sur son téléphone portable. Ça commence par un besoin de plaire, de se sentir désirée dans ce monde sexiste et hétéronormatif.

Au pays du célibat, deux camps s’affrontent : « les gagnantes et les perdantes ». Judith veut faire partie des gagnantes. Elle s’inscrit alors sur l’application de rencontres Tinder où elle voit défiler les profils, les photos, les phrases d’accroche. D’abord, son égo la remercie. Tous ces hommes veulent la rencontrer, lui parler, la regarder, coucher avec elle. Et, dans sa tête de femme peu sûre d’elle, Judith apprécie. Elle profite de ce que l’application peut lui apporter de confiance et d’assurance.

 

Supermarché de la chope

 

La journaliste explique que Tinder a « supprimé la peur du râteau », puisque lorsqu’on matche avec quelqu’un, on sait déjà qu’on plait à cette personne – c’est, bien sûr, sans compter certains hommes hétéros qui passent leur temps à swiper tous les profils de femmes vers la droite pour faire leur marché après. Car finalement c’est un peu ça, Tinder : un supermarché de la chope, où on emprunte chaque rayon un par un en espérant trouver le meilleur produit, le meilleur rapport qualité-prix.

Pour Judith, tous ces matchs sont autant de « micropansements », de la sérotonine en barre. Car chaque match sur Tinder (tout comme chaque notification sur Facebook), nous procure cette hormone du bonheur. Après ces shoots additifs de bonheur et de plaisir, vient l’ennui, la fatigue. Judith compare ses dates à des entretiens d’embauche. Il faut se présenter sous son meilleur jour, toujours répondre aux mêmes questions. Tu fais quoi dans la vie ? Qu’est-ce que tu cherches sur Tinder ? Tu as déjà rencontré beaucoup de gens ? Et puis, pour plaire, le sentiment de devoir se plier aux normes est décuplé. Il faut avoir l’air heureuse mais pas bébête, sexy mais pas pute, intelligente mais pas chiante… Flotter dans un entre-deux, la vierge ou la putain, la fille détachée mais pas salope, qui rêve d’amour mais ne serait pas contre un plan cul.

Elo score : une note de désirabilité bien cachée

 

Au cours de ses aventures de femmes hétéro célibataire sur un site de rencontre, Judith fait une découverte qui l’agace profondément. L’algorithme deTinder crée une « note de désirabilité » pour chaque utilisateur·ice, aussi appelée Elo score. Cette note, tenue secrète, serait un critère pour présenter ou non certains profils. Judith veut en savoir plus. Arrivera-t-elle a découvrir son Elo score ? Dans ce livre, elle nous invite dans un enquête où le privé devient éminemment politique.

À chaque swipe, à chaque match, Judith est notée. Tout est répertorié. Si une personne avec une note très élevée balaie sa photo vers la droite de son écran, son Elo score augmentera. Si, au contraire, un homme avec une note peu élevée décide de balayer l’écran vers la gauche, la note de Judith se verra diminuée. Finalement, elle ne matche pas avec des gens, mais contre eux. Le match devient un match, un combat sur le ring du célibat. Qui recalera l’autre ? Qui sera mis·e K.O ? Tout cela, la journaliste ne le découvre pas seule : elles s’entoure d’avocat·e·s, de chercheu·r·euse·s, de hacke·use·r·s, toustes intéressé·e·s par le fonctionnement de l’application de rencontres. On lui a même fait l’immense honneur de lui accorder une interview avec Sean Rad, l’un des fondateur·ice·s de Tinder.

 

Un algorithme pas très féministe

 

Plus l’enquête avance, plus Judith a envie d’en savoir plus, et plus elle se rend compte de l’importance de nos données personnelles dans notre quotidien. La chercheuse Shoshana Zuboff appelle ça le « capitalisme de surveillance. » Judith développe en expliquant que seule l’exploitation de nos données personnelles permet à des plateformes comme Tinder d’exister. D’ailleurs, nous ne sommes ne sont pas seulement évalué·e·s sur Tinder, mais partout ailleurs. Et quand on est une femme, c’est la double peine.

Judith apprendra que l’algorithme de Tinder est tout sauf féministe, place les femmes en produits. Elles doivent être plus jeunes que leur date, mais aussi gagner moins d’argent, être moins expérimentées. Finalement, c’est pareil ailleurs, non ? Bien sûr, mais avec des algorithmes comme celui-ci, on perpétue de manière délibérée ce système patriarcal (et grossophobe, et validiste, et, et, et…). Comme l’explique la mathématicienne Cathy O’Neil, que Judith cite dans son livre : « les algorithmes sont des opinions ». En effet, « les algorithmes ne sont pas neutres », car « ce qu’on appelle neutre est, en réalité, dominant », explique le chercheur Rune Nyrup à la journaliste.

Alors, comment contrer ces algorithmes ? Quelle est la solution ? Ne plus aller sur Tinder ? Ne plus utiliser aucune autre application de rencontre ? Gérer comme on le peut et s’approprier ces histoires qui ne doivent en fait rien au hasard ? Suite à l’investigation de la journaliste, Tinder a publié le 15 mars dernier un article expliquant que le Elo score n’est « plus d’actualité. » Mais dans « L’Amour sous algorithme », Judith Duportail nous montre que cette note de désirabilité n’est peut-être pas la partie de l’algorithme dont nous devons le plus nous méfier.

 

Dans le cadre de son enquête, Judith Duportail a récupéré 800 pages de ses données personnelles stockées par Tinder. Et on peut toustes le faire ici.

Pour Facebook, c’est par .
L’Amour sous algorithme, Judith Duportail, Éditions Goutte d’Or

Après une rupture, Judith décide de s’inscrire sur l’application de rencontre Tinder. Elle y découvre l’ivresse de se sentir désirée par des dizaine d’hommes. Quand la jeune journaliste lit dans une interview que l’application attribue secrètement une “note de désirabilité” à chacun de ses utilisateurs, elle décide de découvrir combien elle vaut selon leurs critères. Hackers, avocats : elle rassemble une armée pour faire aboutir son enquête. En parallèle, elle reste inscrite sur l’application, enchaîne rencontres et ruptures.

L’investigation acharnée de Judith Duportail l’amène à découvrir deux documents. Le premier totalise 800 pages : l’intégralité de ses données collectées par Tinder. Le second ne compte que 27 pages. Mais il contient de quoi faire trembler Tinder.

230 pages, 17 €
9791096906147




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