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Amandine Gay :
"Il n'y a pas de hasard
dans ce film"
Roseaux, magazine féministe  Bras de Fer Production



Le premier long métrage d’Amandine Gay sort en salles. Et ça fera du bien à la France – entre autres. Amandine Gay, c’est une réalisatrice activiste afroféministe pansexuelle. Et pas que. Amandine est plurielle, comme tout le monde, et surtout comme les femmes avec qui elle discute pendant ces deux heures de film. Elle leur donne la parole, et on les écoute. Qui sont ces femmes ? Des femmes noires, qui habitent en France et en Belgique. Des femmes queer ou non, certaines sont mères et d’autres pas, des femmes aisées ou non.

Des femmes qui, en tout cas, subissent sans exception le racisme et le sexisme. Ces oppressions croisées sont leur quotidien. Elles nous racontent, en plans serrés et sans musique, ce que ça fait d’être une femme noire aujourd’hui en Europe. Ce que ça fait d’être à l’intersection de tout ça. De manquer de représentation. Dans les films, quand il y a un personnage noir, c’est la plupart du temps un homme. Dans les films, quand il y a un personnage féminin, c’est la plupart du temps une blanche. Amandine Gay veut équilibrer la balance. Il y aura de femmes noires à l’écran, on les regardera et on les écoutera.

Quatre ans après le début de l’écriture du film, qu’est-ce que ça fait d’avoir enfin une sortie nationale dans 4 pays différents ?

Bien entendu, je suis super contente. C’est bien au-delà de ce que j’aurais pu imaginer en commençant ce projet. Il y a quelque chose de très beau à ce que ça se concrétise par une sortie nationale. Mais c’était déjà une première réussite d’avoir terminé le film sans financement du CNC. Il y avait des grands moments de doute. Une fois que le montage terminé, on s’est dit que c’était vraiment du gâchis de diffuser le film seulement sur YouTube.

Donc on s’est demandé si on pouvait faire la post-production nous-mêmes pour essayer ensuite de le sortir au cinéma. C’est un projet qu’on a toujours voulu pousser plus loin pour voir jusqu’où on pouvait aller, et on se retrouve maintenant avec une sortie dans quatre pays, c’est plus qu’inespéré.

Tu as fait Sciences Po et avant de te lancer dans la réalisation, tu as fait le conservatoire d’art dramatique de Paris. Comment on passe de Science Po à la comédie, puis à la réalisation de ce documentaire ?

C’est une longue histoire (rires). J’ai fait mon stage de deuxième année à Science Po chez Ardèche Images, une association pour le développement du cinéma documentaire qui sa bat pour une décentralisation du monde du cinéma. On y trouve une énorme bibliothèque de documentaires, et un festival d’été qui s’appelle Les États généraux du film documentaire est organisé chaque année. Et fait, c’est un petit village complètement dédié au film documentaire.

J’étais rentrée à Science Po pour faire du journalisme, mais la question de me diriger vers le documentaire est arrivée assez vite. J’aimais l’idée des gros sujets longs, des grosses recherches et je me suis rendu compte qu’il n’est plus question de ça dans le monde du journalisme aujourd’hui, mais qu’il est possible de faire tout ça en documentaire. J’ai continué à travailler tous les été chez Ardèche Images, c’était l’occasion de parfaire ma culture du cinéma documentaire.

En quatrième année j’ai fait un échange en Australie. Il y avait un cours dans lequel on devait réaliser un court-métrage de fiction, et je me suis retrouvée à faire productrice – tout le monde veut être réalisateur, mais il n’y a qu’une place. Ce rôle m’a beaucoup aidée pour l’organisation du tournage et la réalisation d’Ouvrir la voix.

Parallèlement, j’ai toujours eu envie d’avoir une pratique artistique. C’est quelque chose que je m’étais interdit dans ma jeunesse car je ne voulais pas me retrouver à être cette fille noire qui chante, danse et fait des blagues. Arrivée à la fin de Sciences Po, j’ai finalement décidé de faire du théâtre. J’ai tenté dans un premier temps le cours Florent, mais je n’ai pas été prise. Puis j’ai passé les concours pour les conservatoires d’arrondissement à Paris et j’ai été prise dans le conservatoire du XVIè. J’y suis restée deux ans.

Ça ne me semblait pas être du temps perdu pour passer à la réalisation après, puisque je trouve qu’on dirige bien mieux les comédiens quand on sait soi-même ce que c’est. En commençant à travailler comme comédienne, à passer des castings pour des rôles de femmes noires hyper stéréotypés, je me suis dit que le seul moyen d’avoir des rôles que m’intéressaient était de passer à l’écriture.

Pour ton premier long métrage, tu réalises un documentaire. Pourquoi ce choix ?

J’ai commencé à écrire des programmes courts de fiction avec une copine comédienne, avec des femmes noires non stéréotypées. Je me suis rendu compte que pour avoir les moyens, il faut faire des demandes de financement et passer par des producteurs. Finalement, on n’est pas totalement libre au niveau de la narration – car c’est eux qui ont le dernier mot. C’est comme ça que m’est venue l’idée du documentaire. C’est quelque chose que je peux faire avec mes propres moyens, et c’était une façon de représenter les femmes noires telles que moi j’avais envie qu’on les voie.

Quelles ont été tes inspirations en termes de cinéma pour réaliser Ouvrir la voix ?

Spécifiquement pour ce film, la première inspiration au niveau organisationnel, c’est bien entendu Malvin Van Peebles. Je m’inclus complètement dans la veine du Guerilla Filmmaking. Le principe est de tout faire en autonomie, de sortir des institutions pour pouvoir être en maîtrise de la narration.

Et puis, j’ai cherché des films réalisés par des femmes noires avec un point de vue féministe. L’un des rares que j’aie trouvé était Sister in the struggle qui est un documentaire réalisé par deux réalisatrices canadiennes : Dionne Brand et Ginny Stikeman. C’est un film sur l’engagement et les militantes afroféministes canadiennes, ce qui m’a permit d’avoir un travail de référence qui n’était pas centré sur les États-Unis. Ça m’a aidée à voir comment ces femmes étaient représentées.

Pour la technique de montage, on  l’a empruntée à Errol Morris dans The fog of war – film d’entretien-fleuve avec Robert McNamara, ministre de la défense sous Kennedy pendant la guerre du Vietnam. Errol Morris gère cet entretien en faisant un montage en jump cut. Et comme j’avais l’idée de faire un film qui serait comme une grande conversation, je devais trouver un moyen de gérer ces entretiens et de faire s’enchaîner toutes ces filles qui parlent.

Le film n’est pas tourné sur pieds mais en caméra portée, et il y a 24 participantes différentes, ce qui peut facilement entraîner de faux raccords. On a donc d’abord fait quelques tests avec quatre entretiens pour voir si ce montage en jump cup fonctionnait. J’ai trouvé que ça fonctionnait très bien.

Pour le reste, je dirais que je me suis inspirée de tous les films où la photographie des personnes noires est faite correctement. En gros, il s’agit de tous les films réalisés par des personnes noires (rires). Pour moi, c’est très important qu’on voie qu’il est tout à fait possible de représenter des noir·e·s à l’écran et que ce soit beau.

Quand je galérais à trouver du travail en temps que comédienne en France, on me disait souvent que c’était un problème technique, que les peaux noires s’éclairent mal, qu’on reflète mal la lumière. C’était donc très important pour moi qu’il y ait une belle photographie pour le film.

Ce film est assez minimaliste et surtout intimiste : pas de musique, des plans très serrés, les conversations sont comme informelles. Bien sûr, il y a des contraintes économiques qui ont pu entrer en jeu, notamment pour la musique, mais pourquoi ce choix ? Qu’est-ce que tu penses que cette esthétique apporte au film ?

C’est un film où l’enjeu était de transformer des contraintes en consignes. Plutôt que de mettre de la musique libre de droits vraiment pas terrible car je n’avais pas d’argent, j’ai préféré construire un rythme sans musique. Ce rythme est amené par le montage, le chapitrage (le nom de chaque chapitre est prononcé par l’une des filles dans la discussion), et les passages artistiques – qui sont comme des respirations où l’ont voit des corps entiers, des personnes en pleine création. Ces passages permettent de sortir les filles de ce cadre très serré et de cette densité de paroles.

Le plan serré, c’est une autre façon de créer du rythme avec une caméra portée. On crée un mouvement et une profondeur de champ avec le flou en arrière-plan, les visages se découpent donc très bien. Par ailleurs, quand on filme un visage d’aussi près, on est très proche des yeux. On peut donc y suivre la pensée qui est en train de se former. Les mimiques de chacune des filles créent aussi un rythme particulier.

Ce que j’aime dans la dimension intimiste, c’est qu’elle permet de créer de l’empathie. On est vraiment avec elles, on n’est plus devant un écran de cinéma, mais comme lové dans leurs visages.

La majorité des femmes interviewées sont plutôt jeunes. Est-ce que tu aurais aimé interroger un panel plus large de femmes noires, avec par exemple des femmes plus âgées ?

Au niveau de l’âge, c’est en fait assez diversifié. Au moment du tournage, les filles avaient entre 22 et 47 ans. Après, il est vrai que les femmes noires ont souvent l’air plus jeune. Ce qui a compté aussi dans les contraintes, c’est que je ne pouvais pas me déplacer. On m’a écrit de partout : des Caraïbes, de l’île de la Réunion et en dehors de la région parisienne, mais je ne pouvais pas y aller. J’aurais surtout aimé ne pas rencontrer que des personnes qui étaient en mesure de se déplacer en région parisienne, ça aurait été intéressant.

Justement, comment s’est faite la sélection des personnes interviewées ?

Les artistes qui sont dans le film sont des personnes que je connaissais de mon parcours professionnel, dont j’aimais le travail. Il y a aussi deux filles qui sont mes amies, mais la majorité sont des personnes qui ont répondu à mes appels sur internet.

J’ai posté des messages dans des groupes Facebook, dans des médias comme Dolly Stud (magazine afro-caribéen lesbien), et sur Twitter en taguant des groupes afroféministes. J’ai reçu de nombreuses réponses. En fonction d’où se trouvaient ces personnes, j’ai fait 45 pré-entretiens. Je leur ai présenté les thématiques du film pour qu’elles puissent choisir en toute connaissance de cause si elles souhaitaient prendre part à cette narration-là. 24 personnes ont finalement décidé de participer au film.

Je suis arrivée avec une proposition très forte, le choix s’est fait en fonction des personnes, de si elle se reconnaissaient ou non dans le projet. Je n’ai écarté aucune candidate, c’est elles qui ont choisi de ne pas participer.

Il y a aussi un nombre de femmes interviewées qui sont des femmes queer. Est-ce un hasard ou les as-tu cherchées expressément ?

Il n’y a pas de hasard dans ce film. Il est monté tel qu’il était écrit depuis 2013. Les différentes thématiques qui sont aujourd’hui au montage étaient vraiment les enjeux que je voulais aborder. Que ce soit la dépression, l’orientation sexuelle ou la religion, je voulais une approche qui permette de révéler la diversité des femmes noires. Comme le dit l’une des filles dans le film, le monde blanc nous imagine par défaut hétéros, tandis que dans les communautés afros on a cette idée que l’homosexualité est une « maladie » de blancs.

Je voulais aborder toutes les questions qui sont taboues dans les communautés afros, et tous les préjugés dont on peut faire l’objet de la part du groupe majoritaire.

Vers la fin du film, la question de quitter l’Europe est évoqué. Toi qui est partie vivre au Canada, en quoi la condition des femmes noires y est différente ?

Les pays anglo-saxons ont cette tradition d’avoir une approche pragmatique de l’égalité. Il y a des statistiques ethniques, et la question des quotas est abordée de façon franche. Ce qui compte c’est comment, dans le monde du travail ou de la santé, on met en place des mesures pour que les personnes racisées ou par exemple en situation de handicap puissent avoir accès aux mêmes choses que le reste de la société. Et là-dessus, on n’est pas du tout avancé en France.

Pour celles d’entre nous qui sont ambitieuses ou qui ont eu la chance d’aller étudier à l’étranger et de se rendre compte qu’on n’a pas forcément les mêmes opportunités ailleurs, se pose effectivement la question de partir.

Sans aller très loin, en Angleterre, pour trouver un logement, on n’a pas besoin de fournir des papiers, il faut seulement payer la caution. Tant qu’on a l’argent, on peut obtenir un appartement – pas besoin de garant ou de papiers spécifiques que de nombreuses personnes noires ne pourraient pas fournir.

As tu eu des retour de femmes noires concernant le film ?

C’est une question un peu compliquée (rires). Ouvrir la voix est un film qui génère beaucoup de témoignages. Dans les débats après une projection, il y a beaucoup de personnes qui prennent la parole pour dire en quoi certaines thématiques ont fait écho à leur propre expérience. Ça donne envie aux personnes de partager ces expériences personnelles, et c’est exactement le but du film.

Revenons à toi et à tes projets. Si on te proposait un rôle loin des stéréotypes racistes et misogynes, serais-tu prête à repasser de l’autre côté de la caméra ?

Bien sûr. L’une des raisons pour lesquelles je veux faire de la fiction, c’est qu’à terme je veux jouer dans mes films.

Tu travailles en ce moment sur l’adoption transraciale (adoption d’enfants racisé·e·s par des personnes blanches), mais est-ce que tu as d’autres projets cinéma, notamment de la fiction ?

Si je travaille en ce moment sur l’adoption dans le milieu universitaire, c’est parce que ça me permet de commencer mes recherches pour le prochain documentaire, qui traitera de cette question. Après, bien entendu, je veux passer à la fiction. Le problème, c’est que c’est une tout autre économie. Il va falloir voir comment est reçu Ouvrir la voix en salles. Cela me permettra de rencontrer des producteurs pour pouvoir faire une coproduction, maintenant que j’ai ma propre boîte de production.

Pour l’instant, ce qui me semble le plus réaliste, ce serait d’enchaîner avec un autre documentaire, parce qu’il s’agit quand même de sommes nettement moins élevées. Mais à terme je veux faire de la fiction, et j’en ferai.

Sorties nationales :
• France : 11.10.17
• Suisse : 01.11.17
• Belgique : 29.11.17
• Canada : 02.18

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